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TERRÉ, ATTERRÉ, ANIMAL, PRÉSENT

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Un homme anonyme

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Qui nous apprend qu'il est français, vit en France, dans une petite ville, qu'il a une trentaine d'années...

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Que barman de son métier, il a fait le choix de se mettre temporairement en disponibilité pour partager les premiers mois de vie de son petit garçon...  

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et qui m'a demandé l'anonymat. 

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Le 15 avril 2020,

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Voilà comment me fait me sentir cet épisode de l'humanité, comme un animal terré, prostré, apeuré.

 

Replaçons le contexte : j'ai la trentaine, je vis en France dans un coin où les gens se veulent proche de la nature, tentent de faire un pas de côté vis-à-vis des injonctions normatives culturelles, professionnelles et sociales. Je viens d’avoir un enfant depuis 4 mois et j'ai décidé de quitter la maman, avec qui je vivais depuis un peu plus de 3 ans, 2 semaines avant la décision de confinement prise par notre gouvernement. Je suis en temps normal barman mais ai décidé de ne pas travailler pour les premiers mois de mon fils. Je suis donc au chômage depuis octobre et attend la ré-ouverture des bar/restaurants pour attaquer à nouveau dans un bar culturel qui m'a fait une promesse d'embauche juste avant cette crise.

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Voilà donc ma situation, sans travail mais avec la promesse de quelque chose qui a du sens pour moi, et sans logement du fait de ma très récente séparation.

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En somme, je sens que cet épisode de ma vie, en plus d'être à un tournant décisif pour l'humanité, est également, par fractal, un tournant dans la mienne.

Je suis tour a tour hébergé chez des amis ou dans la chambre d'amis de l'appartement que nous partagions avec mon ancienne compagne.

 

Mes journées sont rythmées par les besoins de mon fils et ceux de mon ancienne compagne. Quand je suis hébergé chez des amis, je fais énormément d'aller-retour entre mon lieu de vie et mon fils.

Tout ceci me donne l'impression que le confinement, superficiellement, n'a rien de nouveau pour moi, depuis 4 mois je suis assigné à résidence pour pouvoir prendre soin de mon fils et de sa maman.

 

En même temps, du fait de mes nombreux déplacements entre la colocation où je suis hébergé et mon ancien domicile, j'ai l'impression que le confinement ne s'applique pas à moi, que je vois au quotidien plus de gens qu'avant et que je me déplace dans la petite ville où j'habite, légitimé par une sensation de faire mon devoir de père, plus que les 3 mois qui ont suivi la naissance de mon fils.

Le confinement pour moi peut parfois ressembler à une libération, m'étant libéré d'une relation qui ne me convenait plus avec la maman de mon fils, et ayant retrouvé un semblant de vie sociale.

 

Je bouge beaucoup du fait des besoins de mon fils, entre le ménage, la cuisine, les moments de jeu et le besoin de mon fils d'être bercé, accompagné dans les premières sensations de son corps, parfois agréables et parfois douloureuses. Je sors également beaucoup pour promener le gros chien de mon ancienne compagne et bercer en écharpe de portage mon fils dans la ville qui ne s'endort qu'au sein de sa maman ou bercé de la sorte contre moi.

J'ai souvent le sentiment d'être un privilégié, d'être si souvent dehors. J'ai parfois la sensation d'être le seul en ville, que celle-ci m'appartient un peu.

Ça c'est en ce qui concerne mon corps, ma façon de me déplacer, ce pour quoi je le mets en mouvement, tel est mon rapport physique à l'assignation à résidence.

 

 

Depuis peu je me suis intéressé à la politique.

Le mouvement des gilets jaunes en France a été pour moi un tournant dans le rapport que j'entretiens avec la communauté humaine à laquelle j'appartiens.

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Les réseaux sociaux, les médias alternatifs, m'ont souvent permis d'affiner mon esprit critique, d'accéder à une information sans filtre, parfois chaotique, de prendre conscience de l'ampleur des rapports de pouvoir, de domination, d'injustice et les mouvements de reproduction sociale qui sous tendent et alimentent le système dont je suis un élément.

Cela m'a donné un sentiment de responsabilité vis à vis de la communauté dans laquelle je vis.

 

L'accès à la connaissance, à l'information, fait que je ne peux plus aujourd'hui ne plus être partie prenante, que je ne peux plus ne pas être impliqué, que je ne peux plus faire comme si je ne savais pas, comme si je ne voyais pas.

L'arrivée de mon fils a fait accroître ce sentiment de responsabilité, cette impression que c'est en partie à moi que revient la tâche d'alimenter le futur dont j'ai besoin.

 

Au regard de cela, dès le début de cet épisode, j'ai eu un besoin presque maladif de m'informer. J'ai eu besoin de m'approprier le réel, de fouiller dès que j'avais une minute pour comprendre ce qui se passait au-delà de mon seul environnement proche.

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Tâche titanesque qui me parait aujourd'hui impossible du fait de la désinformation omniprésente, de ma propension naturelle à faire coller les faits avec mes intuitions ou mes peurs. Il me paraît aujourd'hui encore plus évident que la réalité à travers le prisme de l'information dont nous disposons est multifacette, est l'opposée d'un monolithe, qu'elle l'est peut être dans le vécu mais que l'interprétation que chacun s'en fait la rend complètement relative, insaisissable, malléable. Que cette réalité objective, quand elle n'est pas vécue dans le corps, n'existe pas et qu'elle peut être utilisée comme un outil, qui comme tous les outils, a le potentiel intrinsèque de destruction, de création, de réparation, de création des dommages, des espérances, du désespoir, du lien entre les humains ou de l'isolement et de l'intolérance.

Alors peu à peu, après m'être construit une approche à peu près claire de la situation, j'ai un peu lâché mes canaux d'information.

 

Que reste-t-il alors pour s'approprier, s'inscrire dans le réel ?

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A la lumière de ces dernières semaines pour ma part, il reste la sensation, l'intuition, ce qui fait sens pour moi, ce qui répond à mes besoins, ce qui créé de la vie en moi, du mouvement.

 

Il reste aussi ce que j'ai envie d'inscrire dans la matière, la manière dont je veux à la fois dépenser et alimenter mon énergie. Et sur ce dernier point, le confinement m'amène une fois de plus dans des sensations contradictoires.

 

Sensation que ce confinement et l'impossibilité d'interactions avec mes semblables mettent les possibilités de projets, de luttes, de rêves en stand-by, en gestation, en hibernation.

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Sensation que je suis l'objet d'un mouvement qui me dépasse, sur lequel je n'ai pas de prise et qui aura malgré tout des conséquences lourdes sur ma vie et celle des gens que je côtoie.

 

Et sensation en même temps que mon corps, dans le rapport que j'entretiens avec mon fils, est en plein dans le présent, dans chaque minute, et que cela participe de cette envie de créer un monde qui soit le plus épanouissant possible pour moi et autrui.

 

Peut être que ces paradoxes entre une impuissance sur le monde en général et ma capacité d'action totale sur ce que je peux toucher matériellement, entre mon incapacité à m'approprier le futur et ma présence totale au présent, ont toujours été là. Cette situation particulière me fait prendre conscience de manière encore plus profonde du rapport que j'entretiens avec ce que je peux faire et mon sentiment d'impuissance, entre mon rapport au futur et mon implication dans le présent.

 

J'ai l'impression qu'à un certain degré de perdition, de peur, d'angoisse, d'impuissance, d'incompréhension, de désespoir il y a un sentiment que la seule chose à laquelle on peut vraiment se raccrocher est le présent, jour après jour, minute après minute, à chaque seconde.

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L'inactivité relative est propice à l'acceptation, à l'observation du présent et à tous les inconforts qui l'accompagnent.

 

 

Je suis donc terré, apeuré, perdu. Cette évidence me ramène, me reconnecte d'une certaine manière à mon animalité, à une réponse dans le présent, instinctive. Et derrière la sidération, il y a le calme de faire juste ce qu'il faut, parce-que je le sens.

 

Reprendre ma juste place, celle d'un animal soumis aux aléas de l'existence et de l'environnement dans lequel je m'inscris, celle d'un humain dont chaque moment du présent est une graine de l'infini possible.

 

Tout ceci me parle d'immunité, de capacité d'adaptation entre mon for intérieur et ce qui m'entoure, de capacité à danser avec le temps, a être en lien avec le mouvement de l'existence.

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© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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