BALADE
Louise Brunet
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Québécoise «pure laine».
Je vis seule dans une agréable maison de campagne dans les Laurentides depuis mon retour de l’étranger, où j’ai passé près de vingt ans.
Comme j’ai vécu et travaillé dans plusieurs pays en «crise», il m’est déjà arrivée de rester confinée, bien que pour moins longtemps et pour des raisons politiques plutôt que sanitaires : élections, manifestations violentes, etc.
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Je dois avouer que je n’ai pas trouvé le présent confinement très difficile. J’ai rédigé des propositions de projets de développement et j’ai donné des cours en ligne à de jeunes enfants en manque d’école et de professeurs. Soixante, quatre-vingt-dix minutes chaque jour, je sortais marcher et j’ai croisé plein de gens à pied ou à bicyclette. Pour la première fois en quatre ans, j’ai rencontré mes voisins qui, comme moi, escaladaient les petites collines de notre coin de pays. Nous avions rangé voiture et tout-terrain pour découvrir le voisinage et échanger à… deux mètres de distance.
Le 27 mai 2020,
Je n’avais pas le droit de sortir et je le savais. Selon les pays, et dans le plus grand désordre, les gouvernements avaient imposé des mesures plus ou moins sévères de confinement pour prévenir la contagion au Covid-19 ; mesures qui fluctuaient de jour en jour au gré de la pandémie et, surtout, de leurs agendas politiques respectifs.
Depuis une semaine, j’étais soumise à un confinement strict ; mais je sortais malgré tout, très tôt le matin. Je parcourais les rues avoisinantes, tant pour me dégourdir les jambes que pour me changer les idées. J’avais balisé un petit circuit où je pouvais déambuler sans crainte d’être remarquée. J’adorais ces promenades. Elles me transportaient dans un décor de film. Mon quartier prenait des allures de fin du monde, les rues vidées de ses habitants, avec les autos, les bicyclettes, les commerces comme figés dans le temps et dans l’espace. Comme après le passage d’un virus importé d’une lointaine planète qui aurait décimé la population en quelques heures. J’étais la seule survivante du désastre.
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En marchant j’observais, souvent pour la première fois, les devantures des boutiques, les balcons abandonnés ou débordant de plantes, les pignons, les carrés de jardin devant les immeubles, les branches des arbres au-dessus de ma tête. J’essayais d’imaginer les gens dans leur cuisine, leur chambre à coucher, devant leur écran, seuls ou entassés dans leur petit logement, «confinés». Je m’intéressais particulièrement à un petit café, qui faisait un coin de rue, avec une fenêtre de chaque côté. J’en avais fait le but de ma promenade. Il était minuscule, avec un bout de comptoir et quatre tables. Mais c’était une caverne d’Alibaba, remplie jusqu’au plafond de jouets de toutes sortes et de tous âges : poupées, camions, marionnettes, peluches, constructions lego, pistes de train, personnages en porcelaine, mobiles suspendus à une vieille poutre… Chaque jour, plantée sur le trottoir, je me collais le nez à la vitre pour découvrir un nouvel objet qui, peut-être, ferait remonter un souvenir d’enfance.
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Un matin je tourne le coin de rue pour me placer face à l’autre fenêtre du café quand je tombe nez à nez avec un chien qui venait dans ma direction. Je reste saisie, sans bouger. Le chien s’arrête aussi et s’assoit sur son postérieur en me regardant droit dans les yeux. C’est une très jolie bête, de taille moyenne, avec un regard tranquille, intelligent. Un border collie, je crois, mais pas de race pur, son pelage est trop clair, ses oreilles trop longues. Je décide de rebrousser chemin et de tourner à droite, en route vers la maison. Le chien, lui, reprend sa marche, droit devant lui.
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Au bout d’une minute, je ne sais pourquoi, je me retourne et je le vois qui s’attarde, comme font les chiens en balade, la truffe au sol pour s’imprégner des odeurs, levant la patte de temps à autre pour laisser un message codé à ses congénères. Il prend tout son temps. Tellement de temps, en fait, que j’en viens à penser qu’il m’attend. J’ai entendu ces histoires d’animaux domestiques mal nourris ou abandonnés par des maîtres que la pandémie a laissés sans ressources. Mais il semble plutôt repu ce chien, épanoui même. Rien de la pauvre bête abandonnée.
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Curieuse, je décide de lui emboîter le pas. Tout de suite, il se remet en marche, d’une patte plus décidée, vers une destination connue de lui seul. En traversant un carrefour, il accélère encore et j’ai peine à le suivre. Je me dis aussi que je suis idiote, vraiment. Faut-il être désœuvrée pour prendre en chasse un chien errant ! Enfin il s’arrête près d’une clôture qui longe un petit boisé – un parc ? Je ne sais pas trop – puis s’engage dans un espace où le treillis métallique a été coupé et replié sur le côté. Je regarde à droite, puis à gauche. Personne en vue, j’enjambe la clôture à mon tour, traverse la lisière d’arbres et me retrouve… dans un cimetière.
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Le lieu est splendide. C’est un vieux cimetière, avec des tombes bancales, noyées dans la verdure. Aucun vase, aucune plate-bande agencée par l’homme sur ces sépultures. Quelques fleurs sauvages mettent une touche de gaieté dans l’herbe grasse. Des papillons papillonnent. C’est le printemps, le temps est au beau fixe et je me sens divinement bien.
Le chien vit sa vie de chien, totalement concentré sur les odeurs, indifférent aux écureuils qui se poursuivent dans les branches. Je m’assoie sur une pierre tombale, les yeux fermés, la tête renversée pour prendre le maximum de soleil. Je suis immobile depuis quelques minutes quand je sens tout à coup une truffe chaude et moite me frôler le bout des doigts. Je comprends que c’est une invitation et je commence à caresser la tête de mon compagnon.
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Nous somme restés là, comme ça, un petit moment, puis j’ai pensé que je devais rentrer. Je me sentais un peu embarrassée d’avoir forcé l’entrée du cimetière et, surtout, d’accaparer le chien de quelqu’un d’autre, qui était peut-être justement à sa recherche. Je me suis levée et je suis repartie par où j’étais venue. Cette fois, c’est le chien qui m’a suivie, sans hâte, jusqu’au croisement du petit café où j’ai pris à gauche et lui a continué tout droit.
Le lendemain, j’ai démarré ma promenade jusqu’au café sans trop me faire d’illusions. Mon compagnon n’y serait pas, bien sûr, mais je pourrais au moins prolonger ma balade jusqu’au cimetière. À ma grande surprise il était là, exactement comme la veille, et comme la veille, il m’a entraînée dans sa vadrouille. Le jour suivant j’anticipais tellement notre promenade que j’ai failli partir plus tôt. Puis je me suis dit qu’il ne serait pas arrivé au lieu de rendez-vous et j’ai patienté. Ainsi chaque jour, pendant l’enfermement, sous le soleil et sous la pluie, je me suis baladée en liberté avec ce compagnon amical et silencieux.
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Jusqu’à aujourd’hui. Car ce matin on «déconfine». Le quartier reprend vie. Même très tôt, je croise des gens qui partent travailler. Des automobiles circulent, des enfants crient. On sent une grande fébrilité dans l’air. Un jeune homme que je ne connais pas me salue, tout guilleret, avant d’enfourcher sa bicyclette. J’arrive à mon petit café, pleine d’espoir. Je trouve la porte ouverte, pour la première fois depuis des semaines, et une femme qui balaie le perron, elle aussi radieuse. Je tourne le coin, pas de chien en vue. J’attends un peu, en discutant avec la dame, à deux mètres. Connaît-elle un chien qui passe toujours par ici ? Ça ne lui rappelle rien ; elle ne l’a jamais vu. Alors je pars à sa recherche. Il sera peut-être au cimetière ? Mais non, aucune trace là non plus.
Ce matin j’ai refait le parcours de nos balades plusieurs fois, dans les deux sens. J’ai cherché mon compagnon pendant des heures ; j’ai attendu et attendu encore. Mais je sais déjà que je ne le reverrai plus. «Mon» chien est retourné à ses vrais maîtres, sans doute, et à sa vie normale. Il ne me reste plus qu’à en faire autant.
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© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020