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RÉFLEXIONS DE QUARANTAINE

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Carlos Hugo Burgstaller

Je suis Argentin. J’habite à Salta Capitale en Argentine. Je travaille tous les matins de la semaine dans une école secondaire et les jeudis après-midi, j’anime une émission de tango à la radio. Ces activités sont suspendues pendant la pandémie.

 

Je suis marié. Je passais aussi du temps avec les amis au café. Les mardis, j’allais chez la fille de ma femme pour jouer avec le petit Valentino. Le samedi matin, je prenais du café avec une amie.

Maintenant l’école est fermée jusqu’au mois de juillet, je travaille on line. Je reste chez moi. Je profite de ce temps pour lire, peindre, regarder des films, écouter et éditer de la musique. En ce moment je suis bien mais les moments d’affection me manquent ainsi que certaines activités.

 

Je suis un peu inquiet par cette situation.

Le 21 avril 2020,

 

“Ce fut vers le commencement de septembre 1664 que j’entendis mes voisins parler de la peste qui sévissait de nouveau en Hollande….”, Journal de l’année de la peste (1), Daniel Defoe.

 

Un jour quelqu’un, dans un aéroport, n’importe lequel. L’attente est de cinq heures et demie pour prendre le vol prochain. Je suis en transit. J’attends. Je ne fais rien. Je pense à ce que je dois faire. Je suis en transit. Mais je suis en fait détenu. Façon curieuse d’appeler l’immobilité en transit. Je ne me déplace pas, je ne vais nulle part. J’attends seulement. Être en transit est une autre chose. Ce concept est utilisé en parlant de la circulation des véhicules et des personnes qui passent par une rue, une route ou un autre chemin. Mais je suis calme. Je suis détenu. Je ne vais nulle part jusqu’à ce que quelqu’un puisse me dire que je peux être en mouvement, que je peux m’en aller. En attendant je suis en transit.

Un jour quelqu’un, chez moi. Je suis détenu, je ne peux pas sortir, je peux seulement attendre. Je suis en transit. Je suis en quarantaine. Le transit et la quarantaine ne sont pas des synonymes, mais quand même ils résument la même situation. Je ne fais aucun mouvement. Je ne peux pas m’en aller. Bien sûr, la deuxième situation est plus dramatique. Parce que tout s’est arrêté brusquement, sans avertissement, d’un jour à l’autre. Tout à coup tout a été suspendu, j’ai tout suspendu. Moi demain… ça n’importe pas et demain sera la même chose qu’aujourd’hui. Mais après-demain je pensais aller… Non, ça n’importe pas, on ne peut pas. Ils ne me laissent pas. Bien sûr je peux le faire, mais c’est dangereux et irresponsable, je ne dois pas le faire.

 

Monsieur X fait face au pouvoir mais ne l’atteint jamais, il ne le comprend pas, il ne se déplace pas. Il circule dans un dédale (un labyrinthe) de couloirs, de bureaux et de papiers. Il ne va nulle part. Moi je circule dans un labyrinthe où les entrées et les sorties je les connais déjà de mémoire. Je ne me perdrai jamais. Et pourtant il y a des moments où je ne sais pas où je suis. Je ne comprends pas. C’est la quarantaine. Ça je le sais. Mais je ne le sais pas. Je ne sais pas bien ce que ça signifie. Parce que je vois que beaucoup gèrent un autre type de confinement. Ils sortent, ils marchent, je ne les vois pas préoccupés. Ils ne font pas la quarantaine. C’est obligatoire. En ce pays il y a beaucoup de choses qui sont obligatoires et justement c’est pour ça qu’on ne les accomplit pas. C’est peut-être une destination. Une autre fois. Je ne le sais pas.

 

Je comprends l’immobilité. Pas celle du corps, mais de la pensée. Celle des rêves ou celle des projets. Pas les grands, les quelquefois, les inaccessibles. Non. C’est le mouvement du quotidien. D’aller et de venir, quelquefois sans sens, mais en mouvement. C’est le manque de faire, même ce que je n’aime pas faire. C’est de ne pas pouvoir planifier, c’est seulement d’ajourner, mais avec la cruelle certitude de ne pas savoir jusqu’où est-ce qu’on doit ajourner.

 

Subordonner c’est se détendre, c’est ne pas savoir, c’est l’incertitude dans ces jours aussi incertains, même immobiles.

La quarantaine n’est rien de plus qu’un ensemble de quarante unités. Unités qu’aujourd’hui on appelle jours, même si elles ne sont pas spécifiquement quarante.

La quarantaine est un isolement préventif, c’est aussi se soumettre à une période d’essai, d’observation jusqu'à ce que la certitude daigne apparaître.

La quarantaine c’est laisser tout à l’attente. C’est être en transit. C’est attendre que quelqu’un nous dise que maintenant on peut continuer le voyage. Et chacun sait où il veut arriver.

 

En dehors il y a une hydre. Ses plusieurs têtes menacent, font peur, rendent malades, tuent. Personne ne peut couper ses têtes parce qu’on ne les voit pas. L’essentiel est invisible aux yeux. Phrase pauvre et trompeuse. L’essentiel n’est pas une maladie, invisible aux yeux. Se pourrait-il que l’essentiel doive parfois être visible ? L’important a besoin d’être vu ?

 

Et après, et à la fin, quand le vol est sur le point de partir, quand le transit est terminé. Alors. Quoi ? Tout sera la même chose. Ce temps mort sera au passé, sera un souvenir à peine visible. Nous regarderons à nouveau comme avant. On pensera que tout était un mensonge, que ce n’était pas si mal. Que de l’enfermement, on en ressort mieux. C’est seulement l’incertitude et c’est juste de l’oubli à la fin de tout. Le terrible a généralement un visage irréel.

 

“Il en était ainsi la rumeur s’estompa et les gens ont commencé à oublier, comme on oublie les choses qui nous concernent très peu et dont nous attendons le mensonge”.

Le journal de l’année de la peste. Daniel Defoe (1722)

 

1 Dans ce Journal de l’année de la peste, paru en 1722 (3 ans après son célébrissime Robinson Crusoé, Daniel Defoe décrit la grande épidémie qui sévit à Londres en 1665. Il avait à l’esprit la peste contemporaine qui avait ravagé Marseille et sa région en 1720. Les mesures de confinement isolèrent certes les habitants dans leur maison, mais les malades y contaminèrent leurs proches au sein même de leur domicile, et ceux qui réussirent à s’enfuir moururent de faim bannis de la ville.

Cette peste de 1665 a emporté 100 000 londoniens, soit 20 % des habitants de la capitale.Son récit a influencé, bien plus tard, le roman d’Albert Camus La peste, écrit en 1947. (Note de JPC)

 

© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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