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VIVRE LES MALHEURS DU TEMPS, ENTRE HISTOIRE ET INÉGALITÉS

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Arnaud Morange

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Je suis français, j’ai 56 ans et je vis en Normandie.

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Je travaille dans un institut deformation en travail social en Normandie. Depuis 25 ans, je dispense des cours à l’université de Caen-Normandie (Sociologie, Psychologie, Sciences économiques et Droit, Sciences, Médecine, Sciences de l’Education, IUT, CEMU, UIA…) et dans différentes écoles et instituts (Institut National de Sécurité Routière et de Recherches, Ecole d’Ingénieurs en Agronomie, Institut de Formation en Soins Infirmiers, Institut de Formation des Cadres de Santé, Institut de Formation en Ergothérapie).

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Mes recherches, menées principalement au moyen de méthodes qualitatives, ont d’abord porté sur le risque routier (thèse sur ce thème) élargi à des problématiques transverses (prise de risque chez les jeunes, usage et mésusages de produits psychoactifs légaux et illégaux, inégalités sociales, accélération de nos sociétés, relations aux normes, interactions ville/campagne, analyses des territoires…). Depuis plusieurs années, en lien avec le travail social, les recherches que j’ai développées ont concerné les champs de la sociologie de la santé, des modes de vie et des problématiques des plus démunis, de la protection de l’enfance, du vieillissement, du développement durable et de la transition écologique. Fondés sur une approche critique des faits sociaux et sur une réflexion socio-anthropologique, mes travaux visent, ainsi que la tradition sociologique française le voulait et que la sociologie de l’École de Chicago le prescrivait, à produire des connaissances dans la perspective d’un vivre ensemble amélioré pour tous. Aussi, J’aime bien La Bolduc.

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14 janvier 2020

 

Vivre les malheurs du temps, entre Histoire et inégalités

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Jean Delumeau, qui nous a quittés récemment (Ouest-France, 14-15 janvier), n’en reviendrait pas de ce retour tragique de «La peur en Occident» qui animait nos sociétés soumises aux grandes pestes des 14 et 15ème siècles, suivies de disettes et d’accès de violence populaire1. Pour l’historien, le risque vital des hommes est devenu au 19ème siècle industrieux : technique, ponctuel et localisé, à l’exemple d’un déraillement de train ou d’un « coup de grisou » dans une mine2.

 

Passé le péril des grandes épidémies du Moyen-Âge, le siècle de la révolution industrielle aura été tout à la fois celui des conquêtes médicales majeures (vaccin contre la variole, diagnostic de la tuberculose, progrès de l’anesthésie…), de la diminution des facteurs des épidémies (carences alimentaires, absence d’hygiène…), et celui de l’augmentation sans précédent du nombre de suicides et de maladies mentales, des ravages de la syphilis et de l’alcoolisme3.

Puis, les accidents de véhicules à moteur n’ont pas tardé pas à remplacer les accidents des voitures hippomobiles, modifiant en cela, au vingtième siècle, la structure de « la mort violente »4. On entrera alors dans cette ère paradoxale : une amélioration des conditions de vie qui donne à l’homme occidental une espérance de vie jamais égalée dans l’histoire de l’humanité et un accroissement de nouveaux types de risques. Plus près de nous, avec le risque nucléaire et d’autres dits « à occurrence faible » mais toujours possibles, nous vivrions, selon le sociologue Ulrich Beck au cœur de La société du risque 5. Nous serions entrés dans « un Moyen-Âge moderne du danger ». Celui-ci se caractériserait, à l’exemple des grandes pestes en Europe, par une menace transnationale (nuage de Tchernobyl, virus informatiques, pollution des océans…) et trans-générationnelle (réchauffement climatique, disparition des espèces, déchets multiples laissés en héritage…). Nous en sommes effectivement là, à la faveur de la « structure épidémique » de nos sociétés modernes organisées en réseaux6.

 

 

Le Covid19 réunit dramatiquement l’historien des fléaux passés et le sociologue du risque moderne. Une maladie contagieuse potentiellement mortelle à grande échelle rencontre les forces démultiplicatrices du risque des sociétés technoscientifiques (vitesse des transports des hommes, des marchandises et des messages ; mondialisation des échanges ; tourisme de masse ; interdépendance des États et des productions ; fluctuation des cours des monnaies, de la bourse et du pétrole…).

 

Seule l’hypothèse beckienne d’une « démocratisation des risques » ne résiste pas aux réalités du moment. La manière de se préserver d’un virus et de vivre un confinement reste socio-économiquement déterminée. Outre que la pauvreté, la promiscuité et l’absence de systèmes de soins adaptés, dans de nombreux pays et notoirement en Afrique, peuvent faire craindre la disparition de millions de personnes, tous les acteurs et les groupes ne disposent pas des mêmes dispositions et dispositifs leur permettant de développer des stratégies d’évitement des risques et d’en minorer leurs conséquences. Si l’épidémie peut toucher « même les riches et les puissants », si l’on suit Beck, on sait aussi, avec le théoricien de la reproduction sociale Pierre Bourdieu, que chacun ne dispose pas des mêmes « capitaux » permettant d’y faire face. Appartenir aux classes sociales supérieures, excepté pour les professions médicales particulièrement exposées actuellement, préserve mieux du pire : connaissances biomédicales, éducation à la santé, facilités matérielles et financières, accès aux bonnes informations, possibilités de mise à l’abri, etc.

 

De même, la manière de « vivre le confinement » est infiniment variable selon la place plus ou moins enviable que l’on occupe dans notre société. Posséder une maison avec jardin, bénéficier de nombreux agréments matériels, de ressources ludiques, culturelles et alimentaires de qualité, être inscrit dans un véritable réseau amical avec lequel partager ces moments, reste sans commune mesure avec le fait de vivre dans un espace réduit, se situer dans un environnement dégradé, de ne disposer que du strict nécessaire et de ne pouvoir tirer qu’un fil ténu de relations sociales. Habitants des « cités » ou des îlots pauvres des centres-villes, étudiants étrangers en cité universitaire, jeunes précaires, mères seules avec enfants, personnes isolées, âgées et dans la solitude, public en situation de handicap, sans domicile fixe, en souffrance psychique, démunis de tous ordres, abîmes de la vie dans nos sociétés de plus en plus inégalitaires…; gageons que les forces de police sauront faire preuve de discernement pour ne pas infliger « la double peine » à cette partie de la population déjà en grande difficulté et qui jouerait, par nécessité, aux marges des interdits du confinement !

 

La situation actuelle n’est pas seulement révélatrice des risques de l’action des hommes sur les milieux et les espèces, elle rappelle aussi que les inégalités sociales et économiques ont la vie dure, même en temps de guerre !

 

 

1 Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978.

2 Jean Delumeau, Y. Lequin (dir.), Les malheurs des temps (Histoire des fléaux et des calamités en France), Paris, Larousse, 1987.

3 Louis René Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, Paris, Jules Renouard et Cie Libraires, 1840.

4 Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence, Paris, Robert Laffont, 1981.

5 Ulrich Beck, La société du risque, 1986, Paris, Aubier, 2001.

6 Isabelle Rieusset-Lemarié, Une fin de siècle épidémique, Arles, Actes Sud, 1992.

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«Le confinement exacerbe les inégalités» 

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Entretien mené par Élodie Dardenne, journaliste à Ouest-France (1), le 2 avril 2020
 

É.D. : Ce virus qui touche tout le monde exacerbe selon vous les inégalités ?

A.M. : Bien sûr, tout le monde ne dispose des mêmes stratégies d’évitement des risques. Et les conséquences du virus restent socio-économiquement déterminées. La situation actuelle est une surexposition des problèmes.

 

É.D. : Les inégalités ressortent notamment dans la manière dont on vit le confinement ?

A.M. : Qui peut blâmer les habitants des cités, les étudiants coincés en cité universitaire, les jeunes précaires, les SDF, les personnes isolées de jouer aux marges des interdits d’un confinement, même nécessaire. Ce n’est évidemment pas la même chose lorsque l’on vit le confinement dans une maison avec jardin et tout le confort matériel.

Je pense aussi aux enfants. Ceux qui ont des parents capables de se connecter, de les accompagner pour les leçons, de les éveiller culturellement subiront moins les conséquences du confinement. Mais il y a aussi les enfants livrés à eux-mêmes. Les inégalités sont déjà là en temps « normal », elles sont aujourd’hui exacerbées.

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É.D. : Vous évoquez une autre forme d’inégalités, celles attachées au réseau social ou à son absence ?

A.M. : Il y a des personnes qui sont dans des situations de solitude extrême. D’autres pour lesquelles, malgré le confinement, les liens construits dans les réseaux amicaux ou familiaux sont solides et peuvent encore se renforcer.

 

É.D. : Vous êtes plutôt critique sur le mouvement de solidarité envers les soignants notamment ?

A.M. : Les applaudissements tous les soirs à 20 h, ça part sans doute d’une bonne intention. Comme au lendemain des attentats où tout le monde plébiscitait la police. Mais je ne suis pas sûr qu’il y ait un esprit collectif derrière, il y a un réflexe individualiste : « Ils vont me sauver, moi ou les membres de ma famille s’ils nous arrivaient quelque chose… » Et puis il y a quelque chose de « l’Homo Festivus », de la société du spectacle. Cela me semble surtout éphémère.

 

É.D. : Peut-on imaginer que, la crise passée, les inégalités se tassent ou que de grands changements s’opèrent ?

 

J’aimerais y croire, mais je pense que ce sera pareil sinon pire. J’ai travaillé sur la catastrophe de Tchernobyl et ses conséquences. En a-t-on tiré les leçons ? Non. Je ne pense pas qu’il faille espérer grand-chose…

 

É.D. : Le changement peut-être individuel ?

A.M. : Cette crise va marquer chacun à sa manière. Cela pourrait avoir une incidence sur la manière dont on considère les anciens, les personnes les plus fragiles ou démunies mais aussi les soignants, les caissières, manutentionnaires, livreurs… Au niveau mondial, cette crise est l’un des phénomènes majeurs des deux derniers siècles. Rien ne sera plus jamais comme avant. Le changement qui peut en découler ? Un contrôle social plus puissant au nom de la prévention de la prochaine crise.


 

1 Journal vendu dans l’Ouest de la France et à Paris. Tiré à près de 650 000 exemplaires, c’est le premier quotidien de France. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ouest-France (Note JPC)

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Covid-19 :  les publics fragilisés aujourd'hui surexposés

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La situation actuelle exacerbe des situations connues et identifiées : pauvreté et précarité, sans logement ou vivant en logements insalubres, quartiers pauvres et dégradés, situations de handicap (et d’aidants), de solitude et d’isolement social, etc.

 

Les supposés «invisibles» que l’on cherchait récemment (appel à projet de l’État en Région pour les identifier, les quantifier…) sont étrangement désormais repérés : les sans-abris sont hébergés dans des chambres d’hôtel de grands groupe hôteliers (avant d’être remis à la rue ensuite ?), les habitants d’un campement insalubre du Nord de Paris sont évacués (hier) et placés en sécurité sanitaire ; on trouve des solutions de mise à l’abri pour les jeunes soudanais de Ouistreham…

 

La situation actuelle est en quelque sorte un révélateur, une surexposition, au sens photographique, de réalités sociales parfaitement connues et à propos desquelles rien ne se passe vraiment d’ordinaire… Et tout porte à croire que la situation initiale fera retour…

 

Quelques exemples de secteurs sous-tension :

 

Problématiques psychiatriques et de handicap : Des associations alertent sur l’impossibilité de maintien à domicile, à temps complet, dans certain cas (situation de crise possible, épuisement des aidants…).

 

La Justice : déjà au bord de l’asphyxie (même avant le mouvement contre la réforme des retraites) : combien de dossiers et de situations vont être traités avec des mois de retard, parfois au risque de la protection de l’enfance (Juges des enfants et Juges aux affaires familiales) : combien d’attente pour les couples déchirés pour des décisions et des mises en place de dispositifs permettant l’exercice de la parentalité ? Combien de situations de longue détention provisoire en attente de procès ? Des avocats alertent (cf. OF Point de vue)

 

Promiscuité dans les prisons : là où l’on a affaire, majoritairement à un public issu des classes populaires. S’ils ne sont pas tous des enfants de cœur, force est de constater qu’ils paient aujourd’hui la triple peine : celle infligée au nom de la société et du droit, celle de conditions de vie souvent indécentes, et celle, plus récente de privation de liens avec l’extérieur, de limitation des promenades et des activités sportives ou autres au sein de la prison, tout en vivant dans un univers à risque de contamination.

 

Et les gens du voyage itinérants qui ont des difficultés à trouver des aires d’accueil, ou sédentaires qui sont nombreux à être commerçants sur les marchés : qui en parle en ce moment ?

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© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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