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LE GRAND DÉRANGEMENT

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Johan Jacqueline

Je vis dans un petit village de la belle Suisse Normande de 840 habitants, Saint-Denis-de-Méré.

Âgé de 49 ans, je suis père de Lou-Anne, 15 ans, qui a une sacrée personnalité et de Clément, un chouette garçon fan de kayak. Célibataire, je bénéficie actuellement d'un arrêt de travail pour la garde - alternée - de mes enfants.

Je suis conducteur de bus et de tram, depuis 20 ans, le soir, dans la ville de Caen, en Normandie. J'écris aussi des nouvelles courtes.

Pendant l'épidémie, le réseau de bus et tram de la ville tourne en service minimum avec seulement 60 conducteurs par jour sur les 600 habituellement. En chômage partiel selon un système de rotation équitable, ceux qui travaillent sont très exposés au virus et je les trouve bien courageux, comme toutes les personnes qui continuent à se rendre au travail dans ces conditions difficiles.

 

Je considère que j'ai de la chance car l'endroit où je réside est bordé par une jolie petite vallée où je peux aller me balader sans croiser personne. La nature est beaucoup plus apaisante que l'environnement urbain pour ce que nous vivons tous actuellement. J'évite de trop regarder les infos qui sont très anxiogènes et j'écoute plutôt la radio pour rester connecté à ce qui se passe dans le pays et dans le monde. Je respecte le confinement car ce choix peut potentiellement sauver des vies, et je le vis bien car je sais que nous sommes tous, collectivement, liés par cette épreuve. Je pense que chaque chose a un sens. J’espère simplement que tous, nous sortirons grandis de cette expérience si particulière. La planète en profite pour récupérer un peu et nous, pour aller à la rencontre de nous-mêmes, des autres, et de l'avenir, qui nous reviendra bien vite.

 

                                                                     LE GRAND DÉRANGEMENT (1)

 

Le 23 mars 2020,

Hier, au 3ème jour de ce confinement, je me suis rempli une autorisation de sortie dérogatoire, et je suis allé marcher un peu, avec, dans mon sac à dos, mon cahier et mon stylo. Je voulais que la nature m'inspire. J'ai tout de suite pensé à cette soirée que j'avais passée deux semaines plus tôt, avec ma fille, sa meilleure copine et son papa. Les filles nous ont fait une leçon de morale sur l'état du monde. Elles ont 15 ans, les Mistinguettes (2). A cet âge là on est en pleine rébellion. Nous nous sommes faits remonter les bretelles, notamment pour notre responsabilité par rapport à l'écologie globale de la planète. Elles nous ont parlé de leur craintes, pour leur monde, celui de demain. Elles nous ont parlé de toutes ces incertitudes écologiques, économiques, sanitaires, climatiques qui sont les leurs. J'étais fier du discours de ma fille et content de voir qu'elle avait du répondant. Elles n'avaient pas tort, toutes les deux. Le système est compliqué. Nous sommes pris dans un engrenage et nous sommes tous à la fois responsables et victimes de certaines aberrations. Face à tous les enjeux qui nous attendent, nous pouvons appliquer la politique de l'autruche. Nous pouvons aussi tenter d'adopter un mode de vie plus responsable, plus humble.

 

Comment faire quand chacun de nous sait que nous devons évoluer, mais quand nous sommes si peu à le faire vraiment ? Peut-on imposer un autre modèle et de quel droit pouvons-nous imposer ce modèle ? Aujourd'hui nous sommes en crise mondiale. C'est très intéressant, car au-delà de cette crise sanitaire, ce fameux covid-19 nous oblige tous à freiner des quatre fers. Nous vivons là une énorme expérience de dépollution massive de notre air. En France, les cancers liés à la pollution atmosphérique tuent 48000 personnes par an. Si on imagine que la pollution a diminué, en cette période de confinement, de 70 pour 100 ? Alors chaque semaine, peut-être que 700 personnes, en moyenne, ne décéderont pas d'un cancer. Ces chiffres peuvent nous donner matière à réflexion. Nous vivons là une énorme période de décroissance économique. Pour le moment, nous avons tous la tête dans le guidon. Nous devons gérer la crise, à titre individuel, familial, national aussi. Quand tout cela sera fini, alors peut-être que nous pourrons tirer de cette expérience les enseignements nécessaires et modifier nos modes de vie. Nous sommes tous confinés. Le pays est presque en état d'urgence. Le monde entier est freiné. L'économie tourne au ralenti. Quelle formidable opportunité nous avons là, pour simplement prendre le temps de la réflexion ! Nous pouvons limiter les écrans, les portables, la consommation, pour nous recentrer sur ce que nous avons autour de nous. Nous pouvons penser, par nous-mêmes.

Dehors, c'est le printemps. Il se fout bien du coronavirus. Les couchers de soleil sont magnifiques. La nature se réveille, un peu moins malmenée par les actions et les inactions humaines. On entend moins le bruit des moteurs vrombissant sur les routes. On entend un peu plus la symphonie des oiseaux qui chantent dès le matin. Nous pouvons prendre le temps de nous écouter, aussi. Nous pouvons nous recentrer, en ce moment, sur nous-mêmes, ces êtres que nous malmenons parfois avec nos vies trépidantes. Imaginons que ce virus soit l’œuvre de quelque démiurge céleste qui nous proposerait là un drôle de challenge. Peut-être que notre planète n'en peut plus et qu'elle s'est trouvée un moyen de défense. Pour chacun d'entre nous, le défi est lancé, nous allons vivre pendant 14 jours, au minimum, une sorte de retraite propice à la méditation, au bilan personnel, et, pourquoi pas, sociétal. Nous sommes au repos, chez nous, pour beaucoup d'entre nous. La pollution diminue, les villes sont calmes et le temps semble ralentir car pour une fois nous cessons de courir. Nous avons le droit à d'inédites vacances, que nous n'avons pas pu prévoir. Nous vivons le temps présent et nous faisons face. Pour certains, nous en profitons pour faire le point sur notre vie. Tous ces chantiers inachevés, ces projets inaboutis, ces œuvres que nous avons rangées au placard, ce vieux manuscrit poussiéreux, ces rêves pliés dans de vieux cartons qui dorment au grenier de nos vies passées. N'est-ce pas temps de tout dépoussiérer ?

 

Personnellement, j'ai repris contact avec une partie de ma famille, j'appelle mes amis que je n'ai que rarement le temps d’appeler en temps normal. Je prends soin de mes enfants et je les rassure. Pour le moment je laisse le soleil du soir caresser ma peau de lézard. J'observe cette buse curieuse qui tourne dans le ciel, à ras des frondaisons de ces arbres encore nus, en pleine montée de sève printanière. J'ai coupé mon portable. Ici, pas de notifications pour me dire que cette buse allait passer juste au-dessus de moi, dans un léger souffle d'air à peine perceptible. Je sens ce petit vent frais qui court sur mon échine. Je m'allonge à même le sol. Je suis connecté à la nature. Je l'écoute me dire qu'il serait temps que je change, moi, et que je devrais m'inspirer de certains amis, qui, comme moi, ne sont pas trop à l'aise dans l'urbanité des villes, leur pollution, leur bruit.

 

Hier, Claire, une ancienne collègue, une amie, m'a parlé de son projet de permaculture. Elle est partie se mettre au vert dans le Vaucluse. La permaculture, voilà un beau moyen de mieux se nourrir et de mieux interagir avec notre terre nourricière. «Cultivons notre jardin» écrivait Voltaire. Il avait tout compris, celui -là. Nous pouvons jardiner au pied de nos maisons. Nous pouvons cultiver, aussi, notre jardin intérieur. Ainsi, nous pouvons moins dépendre de ce système qui, à la moindre panne, nous met en situation d'insécurité stressante. Nous pouvons aussi pratiquer de l'exercice. Nous pouvons méditer sur notre rapport au monde. Le savoir est une arme avec laquelle nous pouvons mieux combattre les défauts de ce système. Peu à peu, nous pouvons infléchir la trajectoire de notre modèle économique, écologique et social. C'est un vrai travail de fourmi, mais pour ceux qui ont déjà observé une fourmilière, comme je le faisais avec mes enfants lundi dernier, des fourmis unies semblent capables de prouesses incroyables.

 

Aujourd'hui, cette crise du corona fait que je n'ai pas l'impression d'être ce numéro matricule 890, pris dans les rouages de cette logique d'entreprise qui veut que je sois géré par un énorme logiciel, une technique sans âme, une I. A. (3). J'accepte, au travail, d'être celui qu'on me demande d'être. Je cours, je fonce, je gère. Je transporte d'autres êtres humains, je veille à leur sécurité, à l'intérieur comme à l’extérieur d'un bus, d'un tram. Je leur pardonne leur étourderie, je veille au grain, j'anticipe, surtout. Parfois, au travail aussi, je stresse. Ce stress favorise le développement de maladies, de cancers. Il favorise peut-être même le développement de toutes les maladies. Je fonce et parfois mon humanité n'a plus le temps de suivre. Elle peine à me rattraper, elle s’effiloche et je deviens, alors, ce numéro matricule, ce robot sans âme qui a rarement le temps de penser à l'essentiel. On me verse un salaire, en échange, et je reste fier de travailler, mais parfois j'ai juste envie de gueuler : «Je ne suis pas un numéro !». J'aimerais parfois travailler un peu moins, pour cultiver un jardin partagé, en permaculture. Ainsi je polluerais moins la planète, je consommerais moins, je prendrais un peu plus de temps pour penser. Cela serait peut-être bon pour l'emploi. Je rêve d'un salaire universel qu'on me verserait, pour rester chez moi un jour par semaine. Des hommes qui auraient enfin un peu de temps pour penser, et pour s'organiser, cela représenterait un grave danger pour nos gouvernants.

 

 

Ce covid-19 est une drôle d'affaire. Le système c'est un peu grippé. Nous voyons déjà des réactions totalement irraisonnées. Nous voyons sur les réseaux sociaux apparaître des rumeurs complètement farfelues. Chacun y va de sa théorie du complot, preuves à l'appui. On se retrouve en pénurie de pâtes et de papier toilette. Je retiendrais de cette crise ce braquage de PQ à Hong Kong, pour 119 euros ! Voilà où nous en sommes, en 2020. Ça laisse songeur, quand même ! Personnellement, je me dis que cette crise en annonce d'autres à venir. Il n'est pas impossible que notre système s’effondre pour de bon car il est si fragile ! Qui aurait pensé la semaine dernière que quelques jours plus tard nous serions en couvre-feu ? Je ne souhaite pas être un de ces oiseaux de mauvais augure annonçant une quelconque apocalypse de plus, non. Je sais qu'en tant que père il est de mon devoir d'être franc avec mes enfants qui, comme je l'ai écrit au début de ce texte, ne m'ont pas attendu pour ouvrir les yeux sur ce qui les attend. Je veillerai personnellement à leur donner les outils nécessaires pour pouvoir bien réagir en cas d'effondrement de notre système.

 

Ceux qui savent cultiver leur jardin en autonomie, ceux qui ont pu développer des filières courtes d'approvisionnement et des réseaux sociaux sains, de proximité, ceux-là s'en sortiront. Beaucoup manquent de temps pour s'organiser et pour anticiper, eux aussi, avec une vision un peu plus élargie, à moyen terme de ce qui nous attend tous si nous ne réagissons pas. Nous avons chacun notre parcours de vie dont dépend alors le regard que nous portons sur le monde.

Personnellement, j'ai déjà eu une expérience de vie en milieu fortement dégradé. J'avais 23 ans, j'étais casque bleu. J'ai vécu 6 mois dans une situation bien plus stressante que celle que nous connaissons actuellement, dans une région dévastée, en couvre-feu permanent. J'ai appris là -bas la patience, la débrouillardise, la noirceur du monde aussi, et sa beauté, celle qu'on ne peut jamais totalement étouffer. Les Bosniaques aussi vivaient normalement avant que le fléau de la guerre ne s'abatte sur eux. Tant que ça ne se passait pas chez nous, on ne se sentait pas concernés. Aujourd'hui ce fléau du corona n'épargne ni les riches ni les pauvres. Il n'a pas de frontière, il oblige les dirigeants de tout pays à des échanges parfois surprenants et plutôt positifs.

 

Depuis 20 ans, je travaille en horaires décalés, le soir. J'observe, depuis mon poste de conduite, l'humain. Je l'observe non pas en tant qu'individu, mais en tant qu'élément d'un ensemble. Quand je descends en ville à pied, je regarde ces centaines de voitures, à 17h 30, sur le périph. et je me dis qu'on vit dans un drôle du monde. Je vois ces gens qui vont tous dans la même direction, sans dévier de la trajectoire. On ouvre un Burger-King et paf, les files de voiture se forment et tout le monde est prêt à laisser le moteur tourner pendant 30 minutes, pour manger du carton-pâte dans un entrepôt sans âme. Dans certaines circonstances, l'homme se révèle sans doute comme l'une des plus belles créatures qui soient. Dans d'autres, nous adoptons des comportements de moutons de Panurge. Aujourd'hui nous connaissons une crise sans précédent, et nous nous accrochons à nos rituels. Nous tondons nos pelouses, nous continuons à vivre le quotidien, même s'il nous semble un peu irréel.

Quand cette crise sera finie beaucoup se rueront à nouveau dans ces temples de la consommation et les commerciaux leur proposeront, pour mieux les endetter, des crédits à taux compétitifs.

 

Demain, certains se diront : «Je suis fragile, je ne suis pas éternel. Je fais partie d'un tout, qui lui aussi est fragile, et n'est pas éternel». Nous faisons partie d'un arbre, l'humanité qui brille parfois autant par sa bêtise crasse (4) par ses multiples capacités créatives, artistiques, humanistes. Ces êtres chaloupés par la vie, qui se réfugient au fond d'un tram pour se mettre au chaud l'hiver, au fond je ne leur en veux pas. Ils sont l'une des petites branches de cet arbre humain dont les frondaisons partent, elles aussi, dans toutes les directions. Nous pouvons tous avoir des opinions différentes, nous pouvons tous vivre des histoires différentes mais nous venons tous du même endroit, au fond, et nous y retournerons tous. En ce moment nous vivons une épreuve commune. Celle-ci pourrait être le facteur déclencheur d'une vaste remise en cause de nos modes de vie... Qu'en sera-t-il demain ?

 

Je ne vois pas d'avions dans le ciel, aujourd'hui, pas de ces traces de condensation que j'aimais tant compter, gamin. Je pense à ceux qui vont en vacances à Dubaï. Je pense à ceux dont l'avion se pose dans un pays au climat désertique, avec son écosystème fait pour quelques centaines de milliers de personnes. Là-bas on climatise l'air extérieur dans les rues, on fabrique des pistes de ski en plein désert. On crée des îles artificielles, des gratte-ciel si hauts qu'ils en chatouillent même le cul des nuages. On crée des magasins de luxe et le badaud européen se presse pour admirer des bagnoles qu'il ne pourra jamais se payer (désolé Renaud (5) de te piquer cette parole d'Hexagone). Le badaud ne visitera rien dans ce pays, le badaud n'ira pas à la rencontre d'un seul habitant de ce pays qui a sans doute, comme partout, une belle part d'histoire à découvrir. Le badaud fera des dizaines de selfies pour pouvoir montrer à tous ses collègues qu'il a été là. Ces photos seront stockées sur le cloud, dans des serveurs très énergivores. Ces données continueront elles aussi à polluer la planète. Notre égocentrisme continuera à polluer même après notre mort !

 

Quelle incroyable époque ! Nous marchons sur la tête. Peut-être que ce virus est simplement une réaction de défense de notre planète si malmenée qui se défend comme elle peut. Bon voilà, j'ai voulu coucher sur le papier ces quelques mots. Le soleil décline et je vais devoir retourner chez moi. Les oiseaux stridulent à qui mieux mieux (6). J'ai l'impression d'avoir pris le maquis, comme ces résistants de la Seconde Guerre mondiale. Je ne serais pas étonné d'apprendre que beaucoup d'histoires se sont passées dans le coin, durant cette période de l'Histoire. J'ai à mes pieds le village de Pont-Érambourg, accroché à son petit vallon si charmant. J'ai sous mes yeux un spectacle qui vaut largement celui des gratte-ciel de Dubaï. Le monde peut bien continuer à flipper sans moi. Pour finir, il me semble que dans une telle époque, nous en sommes arrivés à prendre les sages pour des fous, et les fous pour des sages...

 

Johan Jacqueline 

1  Clin d’œil de l’auteur à l’histoire de l’Acadie (en Nouvelle-Écosse - Halifax) Le «Grand Dérangement» est celui des Acadiens qui, au-début de la seconde moitié du XVIIIème siècle, avec leurs alliés amérindiens, les Mi’k Maq, refuseront de prêter allégeance aux Britanniques, à tout le moins de rester neutres, dans leur guerre de conquête contre les Français et qui se verront chasser de leurs terres. Cette déportation des Acadiens se déroule de 1755 à 1763. Nombre d’entre eux s’installeront en Nouvelle-France, l’actuelle Québec. Le souvenir de cette Déportation est encore vif chez les Acadiens et chaque 28 juillet, de grands tintamarres le commémorent dans toutes les paroisses, tandis que se déroulent de grands festivals, plein de joie et d’entrain. (Notes de JPC)

2   Pleines de tendresse et très punchy, les Mistinguettes sont des poupées parisiennes en tissu. Ce mot dériverait du nom de la chanteuse et actrice très populaire tout au long des quatre premières décennies du XXè siècle Jeanne Florentine Bourgeois, connue sous le pseudonyme de Mistinguett

3   I.A : Intelligence Artificielle (Note de JPC)

4  Crasse : la crasse est une couche de saleté accumulée, ici synonyme de «épaisse» (Note de JPC).

5  Renaud, chanteur-auteur-compositeur français, né en 1952, très populaire dans toute la francophonie. (Note de JPC)

6   Vieille expression française que l’ont peut traduire par «à qui fera le mieux». (Note de JPC)

© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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