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DIVAGATION TERRE – MER

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Marie-Odile Laîné

 

Je suis française et je vis habituellement dans une commune au bord de la Manche (une des plages du Débarquement), en Normandie.

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Je suis en navigation depuis le 1er janvier 2020 avec mon compagnon pour un voyage au long cours. Actuellement, nous sommes confinés sur notre bateau à Vilamoura, sud du Portugal. Professeure de lettres retraitée1. Écrivaine (1).

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Je suis âgée de 67 ans.

 

Le 8 avril 2020,

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Trois mois aujourd’hui que je vis avec mon compagnon sur son voilier. En choisissant cette aventure du voyage au long cours, un an, deux ans, trois ans peut-être, j’ai choisi de changer de vie. 66 ans, une bonne saison pour les bilans, une saison aussi où l’urgence me talonne : vivre autrement, autre chose, c’est maintenant. La rencontre avec quelqu’un qui partage ma préoccupation a ouvert la fenêtre…

 

Ma vie c’était 70 pour cent actif, social, collectif, culturel, citadin et 30 pour cent solitaire, naturel, contemplatif. J’avais déjà franchi une étape en déménageant de la ville à la mer. Depuis, la ville, sa circulation, ses magasins, sa densité de population et d’indifférence m’oppressaient de plus en plus. Pourtant, je ne me plaignais pas de la vie que j’y avais menée. J’avais réalisé, rencontré, créé, découvert. C’était globalement une vie riche, mais plus le temps passait plus je me sentais talonnée par des obligations : toujours quelque chose d’autre à FAIRE, toujours imaginer le lendemain, y travailler. Tourner à plein régime. Je ne trouvais pas assez de force en moi pour échapper au maelström. Comme si j’avais laissé s’emballer la machine depuis des années, que j’étais entrée dans son rythme et qu’elle avait pris les rênes. Me trottait dans la tête l’image des temps modernes où Charlot est entraîné dans l’engrenage de la chaîne et tourne, tourne, jusqu’à ce qu’il inverse le rouage. Le grand mystère, c’était : puis-je encore inverser les chiffres ? Avec en filigrane la question existentielle, non dépourvue d’angoisse : quand on gratte de la vie les couches d’occupation et de divertissement, qu’en reste -t- il ?

 

La mer m’a mise d’emblée à l’épreuve. Fini de prévoir, d’organiser, de maîtriser. Partis le premier janvier d’une année particulièrement instable, nous n’avons cessé de rencontrer tempêtes, vents et courants contraires, qui nous ont empêchés d’aller au rythme prévu pour atteindre un objectif que nous avions, incorrigibles humains, encore une fois fixé : traverser l’Atlantique avant la saison des cyclones pour naviguer ensuite vers le cap Horn.

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Ballottés, entravés, nous avons dû plier l’échine et nous soumettre. Faire l’apprentissage de la patience et du «fatalisme positif» : ce qui n’est pas de mon ressort, à quoi bon m’user à lutter contre ? Une seule donnée résistait dans notre quotidien : la nature. Elle seule commandait, nous devenions transparents, tentant modestement de nous glisser dans les interstices qu’elle nous consentait. Décentrement total. Plus de diversion, d’objets, de tentations, rien que soi et la mer. L’occasion d’aller puiser en soi ce qui survit à tout le reste : la pensée, les émotions, les sensations. Je trouvais ma place, non plus choisie, maîtrisée mais imposée par une réalité que nous ne cessons d’oublier dans la vie : nous ne sommes qu’une infime parcelle d’un tout qui nous régit à notre insu. Ce que nous ne savons pas lire, puisque nous n’arrivons pas à nous mettre dans la tête par exemple qu’en consommant, en produisant tout ce que nous jugeons nécessaire à notre efficacité et à notre bien-être, nous bouleversons un ordre naturel qui est pourtant la condition sine qua non de notre existence.

 

Vivre en mer, c’est retrouver cette notion d’inclusion de l’humain dans un grand tout qui fonctionne sans lui, qui a ses lois, et qui, s’il est menacé par nos inconscients et inconsistants excès, nous le fera savoir. C’est ressentir la terreur primitive devant l’océan, le vent, qui n’obéissent qu’à leurs propres lois et nous tiennent dans leur main comme des brins de paille. C’est choisir de l’affronter et de réagir en conséquence. Mais, étrangement, c’est aussi éprouver l’harmonie, celle du petit qui s’emboîte dans le grand, comme un morceau de puzzle qui cherche son complément pour trouver son sens. Comment expliquer, sinon par cette correspondance profonde entre le micro et le macrocosme, la plénitude éprouvée sur la mer une nuit de pleine lune, dans la respiration à l’unisson du grand corps vivant sous l’étrave et de mon petit cœur silencieux ? Comment expliquer que naviguer plusieurs jours sans voir de terre, sans s’activer, sans autre chose à regarder que les vagues, quelques oiseaux, les nuages et la progression insensible de la lumière, n’amène aucun sentiment d’ennui mais la conviction profonde d’être à sa place, profondément bien ?

 

EXISTER. Étymologiquement : Ex sistere, sortir de, se manifester, se montrer «C’est comme une force centrifuge qui pousserait vers le dehors tout ce qui remue en moi ». Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique. Et ce dehors qu’une force impérieuse nous pousse à rejoindre n’est-ce pas cet univers qui nous rend possibles ? Comment notre civilisation a-t-elle pu nous en éloigner de plus en plus ? Ou plutôt nous le faire considérer non pas comme un tout nous incluant, mais comme un ordre extérieur à nous qu’il faut dominer, organiser à notre guise ? Comment a- t-on pu se tromper ainsi de «dehors», se laisser happer comme des moustiques par la lumière factice de la grande consommation tourbillonnante ? …Cette fracture fondamentale ne nous rend pas heureux. Elle nous impose un rythme qui n’est pas le nôtre, fondamentalement parlant. L’idée du rythme est au cœur de notre aliénation. Nous sommes tous atteints de tachycardie.

 

«En travaillant pour les seuls biens matériels nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre». Les paroles de Saint-Exupéry dans Terre des hommes, prennent une résonance particulière aujourd’hui. Notre aveuglement nous a fait prendre pour liberté le pire des enfermements : est-il plus grave d’être confiné dans sa chambre que dans cette prison-là?

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Mais, ce qui se passe d’extraordinaire en ce moment, c’est que ce micro confinement dessille les yeux de beaucoup d’entre nous, révélant tout ce qui nous pesait sans que nous en soyons conscient, et qui agissait sur notre humeur, notre moral, nos nuits, nos relations aux autres et aux choses.

 

J’ai vécu le confinement sur le bateau comme une libération. Ne plus être distraite par les parasites innombrables qui peuplent une semaine ordinaire : les coups de fil à donner, les rendez-vous fixés, le fond sonore des radios et télé, l’habitude du marché hebdomadaire auquel on ne pense même pas à déroger, les invitations à faire ou à honorer, les films et concerts à ne pas manquer…Toutes choses traîtres parce que, prises une à une, elles sont sources de plaisir, assemblées, elles deviennent trop-plein et virent au poids. Et c’est le piège de notre monde de nous proposer tellement de choses qui une à une nous paraissent bonnes, nous gâtent et finalement pourrissent notre vie. J’aime ce mot : à l’africaine «il est gâté» signifie il ne marche pas, il est abîmé. N’ont-ils pas, dans la sagesse qui les caractérise souvent, gardé du mot gâté le seul sens de «fruit gâté», pourri, comme s’ils voulaient nous mettre en garde sur la dérive rapide de «gâter» quelqu’un? Nous sommes, nous occidentaux, les enfants gâtés d’un monde et d’une planète qui vont mal, et nous en pourrissons. Les déclarations d’«état de guerre» de notre président, le centrement sur notre pandémie à la française, l’effacement de toutes les autres souffrances du monde sont bien les signes de notre indécence. Le visionnaire Gorge Orwell parlait en 1940 de la fin de la «common decency»(2), nous y sommes.

 

J’apprends sur le bateau la disponibilité : à la présence de l’autre, au vent, à la mer, au bateau, aux mots échangés, aux pensées qui passent, à la préparation du repas, au besoin de sommeil. La réduction donc à l’essentiel : respirer, aimer, penser, rêver, partager, savourer. Apprendre à faire du tri, à hiérarchiser les besoins, revenir aux fondamentaux, c’est la leçon de la mer, et du confinement qui va avec.

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Il m’est étrange que le confinement de la pandémie vienne après deux mois de cette leçon du bateau. Nous voilà nous aussi amarrés, pour un mois, deux mois, sur un ponton portugais. Une variante du confinement. Ironie du sort ? Mon besoin de changer de vie trouve sa consécration, s’inclut dans ce vaste mouvement du monde : nombreux étaient ceux qui pensaient qu’une rupture s’imposait de plus en plus avec ce monde voué au marché et à la folie. Et cette même nature qui s’est révélée à moi, petit électron libre sur sa coque de noix, c’est elle qui dans toute sa puissance pose son ultimatum au monde ! Moi qui avais ressenti comme un déchirement de me séparer de mes proches en partant pour cette aventure, voilà que je les rejoins et que nous faisons ensemble notre initiation à autre chose !

 

 

Jamais depuis mon départ les liens avec mes proches, en pensée, par téléphone ou par mail, n’ont été aussi nombreux. Je suis frappée du nombre d’entre eux qui me disent être étonnés de se sentir si bien, de ne plus avoir de planning serré, plus de km à parcourir pour aller d’un rendez-vous à l’autre, d’obligations diverses à honorer. Heureux de prendre le temps de regarder leurs enfants, de remarquer un oiseau qui se pose sur la fenêtre, d’écouter une chanson qu’on aimait et qu’on a oubliée. Tous les poids du rythme de vie moderne sont soudain révélés, en creux. On se sent exister, en phase avec le dehors dans sa réalité de l’instant et non en perpétuelle projection vers le suivant. Le pouls se calme, le corps se détend. Un couple au bord de la rupture, retrouve un autre regard sur l’autre, devenu compagnon d’infortune. Une petite fille qui faisait des cauchemars toutes les nuits, dort sans appeler ses parents. Une mère réussit à discuter avec sa fille adolescente jusque-là hermétique.

 

Et l’imaginaire reprend ses droits : les lettres de confinement d’auteurs lues sur une France-Inter, le journal d’un confiné, extraordinaire, sur le site du Théâtre de la Colline, l’initiative d’un groupe de jeunes de Rennes de mettre en réseau sur You Tube des musiciens, un accordéoniste qui sur son balcon invite les voisins à le rejoindre en musique le soir. Et la solidarité en même temps, tant il est à chaque fois question de lien, de communication, d’attention à ceux qui vivent le plus difficilement ce confinement.

 

Je sais que tout le monde n’est pas égal devant le confinement. Ce lien fondateur à la nature qui me rend riche et chère ma vie sur le bateau, beaucoup n’ont pas la chance d’en bénéficier. Dans mon milieu, il est de bon ton de se culpabiliser et de s’apitoyer sur ceux qui n’ont pas de jardin, pas d’espace de vie suffisant. Pour un certain nombre en effet, c’est rédhibitoire, et on ne peut passer sous silence les violences, les délations et autres petitesses dont certains et certaines sont l’objet. Mais prenons garde aux clichés et laissons une porte ouverte à l’inattendu. Les plus démunis sont habituellement victimes de la double peine, celle imprimée par le rythme de la vie moderne se surimpose à l’autre, leur difficulté à survivre. Pourquoi donc ne réagiraient-ils pas comme nous ? J’aime cette pensée du philosophe Marc-Aurèle : «Le malheur des hommes vient de ce qu’ils regardent leurs différences au lieu de regarder leurs points communs». Eux aussi peuvent être heureux de retrouver du temps, modifiés dans leur comportement par cette détente, encore plus que nous soulagés de ne plus subir ce feu croisé d’adversité. L’un récupère le regard qu’il n’a jamais eu sur le cahier d’exercices de son enfant, l’autre un échange avec le conjoint avec qui on a abdiqué de parler, un autre encore le plaisir de regarder ses plantes et de voir qu’elles ont besoin d’eau, de préparer un plat pour la famille, de regarder une série, serrés sur le canapé, la nécessité de calmer les colères, de peur que l’ambiance devienne invivable. Il est possible que les fondamentaux de la solidarité, qui est présente dans tous les milieux, et peut-être plus encore, parce qu’elle aide à survivre, dans les milieux les plus défavorisés, reprennent soudain leur visibilité : devant l’adversité, il faut s’unir, chacun, individu ou groupe, n’en a-t-il pas toujours eu une science intuitive ?

 

Dans le bateau comme chez soi, ce n’est pas parce que le corps ne bouge pas que rien ne bouge. Que rien n’est en train de mûrir, d’engranger pour un futur plus choisi, plus humain. Un tri se fait, dans l’espace clos de chacun.

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Qui est capable de dire ce qui sortira de cette grande faille surgie dans notre quotidien ? Tant le mystère est grand des possibilités de l’individu comme des groupes, des ressorts cachés qui entretiennent l’interaction entre notre énergie vitale, notre humanité, et le printemps, qui fermente, inexorablement…

 

Marie-Odile Mardi 8 avril 2020. Vilamoura, Portugal.

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1   Pendant une bonne quinzaine d’années, Marie-Odile, avec son association Pages et Paysages, a animé de nombreuses balades littéraires à la découverte sensible de l’histoire, du patrimoine et de la littérature normandes entre terre et mer de cette belle région toute en contraste. (Note de JPC)

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Publications :

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- Balade en Calvados, sur les pas des écrivains, éd. Alexandrines, 2004

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- Balade en Manche , sur les pas des écrivains, éd. Alexandrines, 2006/2011

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- Pages à pas en Normandie avec Jules Barbey d'Aurevilly, éd. Isoète 2008

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- Ailleurs en Ebola, de l’enquête ethnographique au récit de voyage, en collaboration avec Mathilde Laîne, éd.L'Harmattan 2016

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- Écoute la route, conversations vélocipédiques, éd. du Chameau, 2016

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- Rien de ce qui est humain ne m'est étranger, récits de vie de migrants, éd. La Sauce aux Arts, 2018.

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2  Infatigable militant socialiste, George Orwell, rendu célèbre par son libre «1984», qui a longtemps vécu auprès des classes populaires d’Angleterre du Nord, estimait que les ouvriers, de par leur condition, étaient plus enclins que les autres à une forme de «décence ordinaire», à l’entraide, à la fraternité, à un comportement «moral». (Note de JPC)

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© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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