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UNE JOURNÉE SANS FIN. Lettre à mes amis des 4 coins de la planète

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LES JOURS ONT PASSÉ

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Patricia Zahnbrecher

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Je suis française. Je réside à Singapour depuis 22 ans.

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Enseignante en école maternelle au International French School of Singapore depuis 22 ans, je dispense mes enseignements à distance depuis 7 semaines, avec une classe de Petite Section.

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Je suis plasticienne et professeur de méditation ! Ce qui est fort utile pour supporter la situation de confinement, une situation que j’ai déjà connue pendant le SRAS de 2003, mais ce fut alors une très courte période.

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Le 1er mai 2020,

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UNE JOURNÉE SANS FIN. Lettre à mes amis des 4 coins de la planète

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Écrire …pour vous donner des nouvelles entretenir ce lien transmettre les pensées en mots

pour partager des tranches de cette vie nouvelle

les nuances des rideaux de pluie, obliques ou ondulants

les nuances des lueurs célestes, les couleurs des nuages

la solitude si différente parce qu’imposée, généralisée, résonances

l’odeur de la peur autour de moi, des méfiances, des défiances

ce fut d’abord pour moi, stupeur et tremblement,

écouter de loin les rumeurs les clameurs

les chuchotements en moi les murmures

les pressentiments les renoncements : sublimer et céder

appliquer au mieux tout ce qui fut appris : résilience, servir, partager

et découvrir aussi les lâchetés, les ombres, les tendances

vivre avec soi, plus que jamais : en profiter, tant qu’on est là redéfinir

la notion de vivre observer d’un peu plus près toute cette solitude

se rebeller : les ignorances, les contre-sens,

le manque de bon-sens taire les évidences

avoir le sentiment de vivre dans une dystopie exagérée,

un mauvais scénario au synopsis improbable, invraisemblable

et pourtant tout s’est mis en place aussi naturellement que d’habitude

s’exprimer à l’infinitif pour prendre de la distance

pour s’extraire de toute cette touffeur,

l’horreur est là, la sournoise disparition des démocraties,

par rognage superposé des libertés

après avoir décrié l’étrange invasion du voile

voilà que je ne sors plus qu’affublée d’un masque de coton noir,

Singapour me l’a offert, avec tant de grâce et de chaleur, de bienveillance et d’efficacité que j’en avais les larmes aux yeux… en m’imaginant en miroir, un travailleur étranger en France… Les sourires barrés, les évitements de regards, des promeneurs hagards, tête basse se hâtant de rentrer.

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Les libertés oblitérées, les droits fondamentaux voilés, le port du masque généralisé, un homme abattu aux Philippines parce qu’il ne s’est pas plié aux règles… dans l’indifférence générale. Et les morts, les malades… Les manquements, les propagandes, les délires aussi de notre gouvernement.

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Le roi de Thaïlande a loué le plus bel hôtel de Bavière, pour un confinement aux 50 nuances d’or, pendant que son peuple affamé ne sait plus vivre sans les touristes et qu’un éléphant, affamé, a piétiné un fermier. À Bali, ce sont les Boulés qui réapprennent aux autochtones comment cultiver ses propres légumes et se penchent de plus près sur la permaculture… l’histoire à l’envers… Et, pendant ce temps-là, à Singapour… certains réalisent enfin qu’ils vivent sur une île, depuis que les frontières sont fermées. Le terminal 1 de l’aéroport est fermé pour quelques mois, il ne sert plus à rien. Les avions militaires volent bas à toute heure, aux alentours de Seletar.

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Il n’y a plus de farine, ni de sardines à la tomate mais le marché reste ouvert ! Les rayons sont vides, les files d’attente interminables c’est comme à la guerre… Les parents d’élèves mécontents… c’est un invariable, il n’y a que le motif qui change : pourquoi payer l’école alors que nous, enseignants, restons chez nous ? est le sujet du moment… la durée de préparation des cours a doublé, voire triplé, il faut tout écrire, préparer, sur des supports variés, bookcreator, screencastify, screen cast o matic, et autres VLC sont désormais mon crayon et ma feuille… les vidéos, mon tableau, et gmail le pas de la porte de ma classe… Quant aux réunions, c’est ZOOM… épuisant et immobilisant. Une contrainte de plus…

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Mon corps souffre du manque de piscine, la marche et le pilâtes ne remplacent pas… j’en prends un coup de vieux inattendu ! Des heures devant un écran ne me convient guère. Je n’avais pour le corps qu’anticipé la coiffure : tempes et nuque rasées de près, un dernier massage des pieds… où Ben m’a donné son n° de tel en me demandant de l’appeler au cas où je ne pourrais plus me ravitailler ! Quelle émotion ! et ce dernier soir, piscine sous le ciel étoilé, jusqu’à la lie !

Par contre, je cuisine, même si la durée de préparation est inversement proportionnelle à celle des repas ! En classe, je déjeunais devant mon écran d’ordinateur, à présent, je déconnecte pour manger : un vrai progrès !

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Avant, je rentrais quand il pleuvait, à présent, je sors !

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La discipline m’aide, la routine me maintient : se lever avant de commencer à tergiverser, s’activer : café, boulot. 10h : méditation. 13h/14h pause déjeuner… 21h  une heure de promenade. Lecture, beaucoup, peinture, pas assez, l’esprit a besoin d’une certaine liberté pour s’y mettre… boulot, trop !

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Zoom avec des amis, parfois, méditations de groupe, le samedi : Jardin Botanique, le dimanche : Komala Vila pour un take-away, les soutenir à ma façon tout en conservant une tradition et garder une forme de dignité, un peu d’humanité… mais le métro vide, les bus déserts, les visages masqués, laissent une impression amère … pas vraiment une détente…difficile de s’extraire, l’impression de risquer sa vie à chaque geste oublié…

 

alors,

chez moi,

je danse,

je chante,

je prie,

j’écris,

je ris,

je pleure,

j’espère,

je vis !

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Le 26 mai 2020,

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LES JOURS ONT PASSÉ

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Les jours ont passé, les semaines, les mois… et même si les situations évoluent, nous semblons bien embourbés dans ce cauchemar sans frontières.

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Le pays reste pour l’instant fermé : même les personnes qui ont un emploi ici et qui n’ont pas pu rentrer à temps ne sont pas autorisées à rejoindre leurs familles. Air France propose un vol par jour vers Paris : port du masque obligatoire pendant toute la durée du vol ! 

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Demain, 26 mai, le gouvernement singapourien commencera une seconde distribution d’un masque par personne. Ils ont travaillé à un nouveau format, plus confortable et plus efficace. 95%  d’efficacité est annoncé.

A une semaine de la levée du confinement phase 1 les conditions de la phase 2 ont été annoncées. D’allégement elles ne portent que le nom : les contraintes semblent accrues, multipliées, renforcées.

De nombreuses infrastructures resteront fermées, interdites, inaccessibles, alors que les enfants retourneront à l’école. Le télétravail reste fortement encouragé. Des contrôles de proximité sont organisés : les entreprises irrespectueuses de ces mesures encourent de fortes amendes. Les visites restent interdites.

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Dans le journal local, le Straits Times, les articles de procès se multiplient.

Il s’agit de donner l’exemple. Le procès d’une femme qui n’a pas respecté les règles de distanciation à 3 reprises :

elle aurait conversé avec son fiancé en bas de son immeuble, l’aurait rencontré sur son palier et se serait rendu au supermarché avec une personne ne vivant pas dans le même foyer… 10000 $ et 6 mois de prison seront sa punition…d’autres délits, 300 $ pour ne pas avoir mis son masque sur le pas de la porte de son immeuble, pour avoir éternué sur quelqu’un, pour parler avec un voisin à l’intérieur de sa résidence… ce qui est le plus effrayant c’est… comment ces personnes ont-elles été identifiées ?!

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Certes, des représentants de l’autorité gouvernementale sont déployés pour des visites régulières, dans les parcs, les résidences, les transports, les lieux publics, les supermarchés... La délation va bon train : Big Brother n’est rien.

Ma voisine me dit avoir été prise en photo par un voisin quand elle aérait ses enfants pour quelques minutes, le soir, dans la résidence. C’est le responsable de l’immeuble qui l’a prévenue, parce qu’elle aussi encourt une amende si un résident se fait verbaliser. Nous vivons dans la peur, la menace.

Le totalitarisme sous une forme insoupçonnée est devenue la norme.

Pour l’instant il ne s’agit que d’argent, prison, expulsion… mais dans la durée, comment cette ambiance va-t-elle évoluer ? 

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La durée. La phase 2 est annoncée pour une durée de … plusieurs … MOIS !

Le pays totalise pour l’instant 23 morts et les cas s’additionnent, quotidiens, une moyenne de 450/jour… des formes bénignes, toutes (sauf une ou deux par jour) sont issues des ouvriers indiens qui habitaient entassés dans des dortoirs.

La mesure mise en place pour endiguer la prophylaxie est double : les ouvriers qui reprendront le travail devront loger sur le site de construction et y rester. Chaque travailleur doit subir un test de dépistage avant de retourner travailler. D’où le nombre constant de cas, même asymptomatiques : tous sont testés. Les travailleurs sociaux aussi, et ceux du secteur de la petite enfance.

Pas de test, pas de permis de travail.

Les prélèvements sont effectués par des bénévoles, sans formation préalable.

Le système mis en place assure jusqu’à 200 tests par jour.

L’examen est dit inconfortable. Il est douloureux, intrusif.

Et se fait à la chaîne.

Les personnes qui travaillent en maison de retraite sont hébergées sur leur lieu de travail aussi. Et comme ailleurs, les décès de ces mouroirs ne sont pas comptabilisés. Un vieux est un vieux. Un mort annoncé. 

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La dystopie s’installe.

Comme un immense cauchemar dont on ne se réveille pas.

Oppressant. Le masque sur la bouche n’arrange rien.

Des foules surveillées. Muselées.

Des individus isolés. Scrutés.

Interdiction de parler dans les transports publics.

De se rencontrer. De se toucher. La liste affolante et inhumaine des restrictions pour l’ouverture de l’école maternelle, prévue le 3 mai.  A pleurer m’a écrit une collègue.

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Quelle est l’ampleur des traumatismes qui se construisent ?

Quel impact sur le comportement de ces enfants que l’on élève dans la peur du grand méchant virus qui est l’ennemi de tous et contre lequel les grands ne peuvent rien ?

Se construire avec l’image de parents impuissants. Dans la peur.

Confinés. Déséquilibre permanent des convictions contradictoires.

Des changements quotidiens de ces croyances : le masque qui fut déclaré inutile est dorénavant obligatoire… l’inquiétude a remplacé l’insouciance. Le manque de projets et l’impossibilité de prévoir, la norme. Se méfier des autres. Se protéger les uns des autres. Se tenir à distance. Et ces visages dissimulés. Sans bouche, sans nez. Juste des yeux soulignés d’un tissu. Pour combien de temps ? Les gestes dit barrières. Une hygiène drastique comme la nouvelle norme… les hypocondries et autres psychoses, des attitudes obsessionnelles comme nouvelle forme de survie.

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Je suis sur la liste pour subir un test. Deux jours après cette information, un courriel est adressé au personnel de l’école annonçant que les personnes fragiles : santé précaire, femmes enceintes et sexagénaires devront fournir un certificat médical pour avoir le droit de revenir travailler… on m’en demande à présent un qui explique pourquoi je ne suis pas apte à venir travailler en présentiel. Et on me dit qu’il est trop tard pour me retirer de la liste. Et qu’il serait mieux que je me rende à la convocation. C’est surréaliste.

Mon admiration est grande pour l’adaptabilité de chacun, individu et groupe, la résilience, l’acceptation… et ce manque de rébellion m’inquiète, me questionne, me terrifie. La coercition se banalise. N’étonne personne. La nature est interdite !

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On nous prive de l’essentiel pour d’obscures raisons. Impertinentes.

Et nous nous laissons priver, dans un torrent d’informations contradictoires.

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© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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