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«C’EST HISTORIQUE !!»

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Maud Coiffey

Mes trois racines… Caen, d’où je suis originaire et où j’ai passé le plus d’années. Bègles, où je vis depuis juillet 2019, à quelques centaines de mètres de Bordeaux. Dakar (Sénégal, Afrique de l’Ouest), où j’ai passé quelques années et qui est toujours dans mes pensées.

J’ai 42 ans et je vis seule avec ma fille Adja Dioum qui aura bientôt 15 ans.

Je suis travailleuse sociale dans un CADA (centre d’accueil pour demandeurs d’asile). Du 16 mars au 22 avril, j’étais en arrêt pour garde d’enfant de moins de 16 ans, je n’ai presque pas travaillé. A partir du 22 avril, j’ai été en télétravail, un ordinateur relié au réseau du CADA m’a été apporté et j’ai repris à distance.

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Le fin mars et avril 2020

« Confinées » avec ma fille de 14 ans à Bègles pour des semaines… On a découvert ce mot. On l’a vu venir au loin depuis la Chine sans se sentir concernées et puis le virus s’est rapproché et on a commencé à réaliser… Italie puis France et les mesures d’enfermement ont été décrétées.

Un confinement 2.0. Je prends le clavier pour partager et pour se souvenir. «C’est Historique !» Comme me disait ma fille à son retour de son dernier jour d’école : c’est la troisième fois dans l’Histoire qu’on ferme les écoles… Ce fut à cause de la peste, lors de la seconde Guerre mondiale et aujourd’hui…

Jamais je n’aurai imaginé vivre cet enfermement forcé à la maison avec ma fille, ici à Bordeaux, mes amis de part le monde le vivent aussi, seules chez nous avec Facebook, Whatsapp, Insta en miroir. Je suis leur vie de « confinés », celles de mes proches, ma mère et mon frère à Caen, mes amies à Bordeaux et à Caen, de mon père à Montréal, de mes amis et ma famille sénégalaise à Dakar, de Nathalie à L.A, de Fabrice, Vincent et leurs enfants à Stockholm, d’Amélie à Ronda en Espagne, de Patricia à Mumbay, de Marya au Maroc, de Sandra au Togo...

Les scénarios catastrophes cinématographiques avaient nourri mon imaginaire. J’avais visualisé une évacuation en urgence due à une montée des eaux spectaculaires, des tempêtes, des sécheresses, des explosions de centrales nucléaires ou d’usine, une troisième guerre mondiale et des bombes sur nos têtes, des attentats en rafale, une crise économique extrême. La crise oui, elle est déjà là... Donc en mars 2020 : pas raz de marée. Le mot d’ordre : « Rester chez soi pour sauver le monde ». C’est ce si petit virus, cet organisme infiniment microscopique qui fait trembler la planète, couler l’économie, vider les rues, les écoles, les bureaux, les bars, les parcs, les restaurants, arrêter les avions de voler, fermer les frontières, provoquer des pénuries et des scènes de panique dans les supermarchés puis des files sur des kilomètres sur leurs parkings. Pour la première fois depuis 1400 ans, personne ne tourne autour de la Kaa’ba à La Mecque et la dernière phrase de l’appel à la prière a été modifiée, elle n’appelle plus à venir prier à la mosquée mais à rester chez soi, il n’y aura pas de pèlerinage. Des vidéos de drones sur toute la planète nous parviennent, les rues sont vides, pas de prêcheurs au Vatican, aucun humain face au Mur des Lamentations, au Taj Mahal, sur la muraille de Chine… Même les guerriers ont annoncé des trêves, on a posé les armes… Ou presque, les talibans afghans refusent le cessez le feu. Hormis eux, seul le président de la France se croit en guerre. Les gouvernements paniquent pour l’économie et injectent des millions.

On pense à celle qui a mangé du pangolin sur un marché à Wuhan… Mon regard d’occidentale sur ce marché m’a fait tourner de l’œil, des étales de viandes mortes avec leurs poils, à quelques centimètres des animaux sauvages vivant sous des grillages, certains décédés abandonnés là dans le passage. Il n'y a plus de frontières, le virus mutant est parmi nous. Ces dix dernières années, jamais les humains, leurs marchandises et de fait leurs virus n’ont autant circulé sur la planète et aussi rapidement. Avant le Covid-19, les applications des pilotes de ligne qui montraient en instantané le nombre d’avions en vol donnaient le vertige, recouvrant tout le globe. Les cargos containers se croisaient sur toutes nos mers, nos routes étaient bondées sur tout le globe... Il ne faut donc pas s’étonner mais il faudra réfléchir. Notre désintérêt et irrespect pour la Nature nous le rend bien, nous avons franchi les frontières du vivant…

L’alternance des pensées, des sensations, des occupations…

Je suis confinée et mon esprit lui se balade ; depuis mon lit, affalée sur mon canapé, devant mon ordi, assise à ma table à manger avec ma fille, sous les rayons de soleil printaniers, accompagnée de mon chat.

Anxiété, stress, peur, incertitudes. La mort, la maladie, la contagion, l’éloignement social. Qui va souffrir ? Qui va mourir ? Palpitations, souffle coupé, auto-consultation médicale. S’occuper.

Apaisement, sécurité, auto-persuasion. Les prières, la pleine conscience, l’instant présent, la paix intérieure, l’introspection, regarder le beau. Rire des conneries postées sur les réseaux, danser le sabar sénégalais en live Facebook avec Khady, ou les danses afro avec Katya, écrire, dessiner, jardiner, écouter de la musique très fort, regarder le monde au travers des filtres des séries et des films sur Netflix, prendre le temps pour chaque chose, je ne suis plus être pressée. Aimer 2.0. Messages écrits, vocaux, vidéos, direct… J'ai repris l'écriture de mon roman. S’émerveiller devant les photos et les vidéos de la nature qui reprend ses droits, les biches sur les plages en Normandie, les touffes d’herbe sur les dalles du Miroir d’eau à Bordeaux et les petites fleurs défiant le béton, les dauphins à Venise, les flamants roses à Mumbay...

La colère, l’énervement. L’envie de retrouver la vie d’avant. De voir les gens. Se sentir seule, bloquée.

Espérer, imaginer, oser. L’Après. La liberté. Les petits plaisirs. Ce que nous pourrons refaire et faire. Verrons-nous un changement de mentalité, de modèle économique international, plus de solidarité. Utopie. Des constats… L’égoïsme, la peur de l’Autre, le repli sur soi et ses frontières, des ventes sur Amazon qui explosent, des heures de file d’attente pour un Mac Do, des stars qui se mettent en scène et se font lyncher. Le confinement : l’élévation des bobos dans leur maison de campagne, la chute pour les misérables des quartiers. Le régime policier autoritaire, le recul des droits, les contrôles aux faciès et violents, les contraventions injustifiées, le plaisir que les forces de l’ordre prennent à contrôler et dresser des PV… En attendant, je rêve de mon projet « Mains du monde (1) », ce lieu de création artistique et artisanale pour ceux venus d’ailleurs et ceux d’ici, pour fabriquer localement en utilisant des matériaux recyclés des objets d’artisanat du monde, un lieu pour créer, pour se sentir à sa place. Je tisse un monde imaginaire au fil des mots de mon roman. J’imagine les retrouvailles avec ceux que j’aime.

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Remercier, applaudir, soutenir. Se retrouver quelques minutes avec ses voisins, en accord nous faisons les mêmes constats sur la gestion « surréaliste » et « économique » de cette crise et sur l’état du secteur de la santé en France. Ressentir la même gratitude envers la force de ceux qui sont en premières lignes : les soignants, les caissières, les travailleurs sociaux, les commerçants, les veilleurs, les éboueurs, les livreurs, les bénévoles maraudeurs… Imaginer la détresse des sans domicile, des dépressifs, des violentés chez eux… Il y a aura d’autres dégâts que les décès liés au corona.

Un ami s’est envolé

Une semaine après le début du confinement. Un ami nous a quittés, il allait mal, nous avions diffusé son avis de recherche sur Facebook et la sombre nouvelle est tombée deux jours après… Un nouvel ange veille sur nous, qu’il vole en paix, je lui souhaite, il était chouette cet artiste, ce maître de la régie et des câbles, des Sound-Systems caennais. Ça y est, on doit parler de lui au passé… Le confinement et la solitude n’ont pas dû l’aider… Et nous ne pouvons pas nous réunir, nous enlacer.

Nouveaux rituels funéraires. Deuil 2.0, nous nous écrivons sur Facebook, nous postons nos souvenirs, nos sons, ses chansons, nos photos. Sa chérie, la dealeuse de joie, mère d’un de ses enfants qui a l’âge de ma fille, nous envoie des messages vocaux groupés, nous sommes ensemble en pensée, virtuellement avec beaucoup d’amour... Son fils avait posté sur Snap que nous ne nous devions plus le chercher. Nous pleurons tous derrière nos écrans. Pour la cérémonie, ils devront être quinze maximum, cela durera quinze minutes et ils ne pourront pas s’approcher à moins d’un mètre. Partout ses proches, ses amis se sont connectés à 10 h 30 ce samedi. J’ai mis une bougie et prié pour lui. Un grand oiseau noir a voltigé dans le ciel bleu. Nous avons écouté une playlist que ses proches ont diffusé sur Youtube. Une cagnotte Leetchi en ligne a été créée pour que ses trois enfants l’accompagnent dans son dernier voyage terrestre au pays de ses ancêtres de l’autre côté de l’océan. Nous ferons une fête en son honneur au Wip à Caen après… et nous pourrons nous serrer fort. Je prie qu’il n’y ait pas d’autres morts à célébrer. Un. C’est déjà trop.


Journée de confinée

Tant qu’on n’est pas malade, ma fille, mes proches, moi-même. Tout ira bien. Ma fille est asthmatique, je m’auto-persuade, tout ira bien. Elle est quasiment constamment connectée en vidéo ou audio avec ses amis, pas facile d’étudier. L’essentiel : vivre au mieux cet événement d’enfermement et de rupture de vie sociale. Il n’y aura pas d’épreuves du brevet des collèges, l’opération pour son genou est repoussée…

Première semaine. Quand ma sinusite rhinite se réveille, je sens ma gorge, le stress monte d’un cran, je toussote, j’ai peur. J’entends ma fille renifler, racler sa gorge, tousser une fois, deux fois, je sursaute, j’écoute… ça a l’air d’aller… Pour le moment, pas de fièvre, pas de vraies toux, pas de douleur, pas de sensation de maladie… Le virus invisible ne s’est pas logé ni en moi, ni en elle… Ouf, je voudrais sourire. Je deviens parano, hypocondriaque, angoissée… Au secours ! Comment mon cerveau a pu basculer si vite ?

Je ne veux plus sortir, moi qui aime tant cela, me balader sur mon vélo dans Bordeaux, regarder le grouillement des gens au marché Saint-Michel le samedi matin, traîner sur les quais parmi la foule qui flâne, aller danser dans les bars afro-latino ou les concerts de rap, parcourir la campagne, les plages, les montagnes... Comme je l’ai étudié en ethnographie faire ce que j’aime : observer les gens, leurs allées et venues, leurs tenues, leurs gestes, leur manière de parler, de rire, de s’aimer, de jouer, de croire, de fêter, de donner du sens... Les rues sont vides, mais la société se révèle autrement, au travers des filtres des médias, des réseaux, des appels, des voisins. Les services vitaux restent ouverts : supermarchés, pharmacies, hôpitaux, livraisons, quelques usines...

Après 10 jours sans sortir, 5 à chercher un créneau de drive dans un supermarché dans tout Bordeaux sans succès, j’ai dû me résoudre à aller au supermarché. J’ai eu envie d’y pleurer plusieurs fois, alignés à quelques mètres les uns des autres sur le parking, les anciens entrent en premier, les soignants aussi, étrange de les  mettre ensemble... dans les rayons nous baissons la tête, nous tournons nos visages, nous nous évitons. Et la psychose durent à la maison, nettoyer les emballages et mettre au frigo, je me suis douchée, j’ai lavé mes habits. J’ai laissé les sacs dehors dix heures et j’ai nettoyé à nouveau une partie des courses, je finirai demain… Le soir même je reçois un message de préconisations de nettoyage, je n’avais pas été si loin, cela m’angoisse. Une impression de danger face à ses sacs de course, quelle étrangeté ! Comment font ceux qui travaillent dans les supermarchés ? Les travailleurs qui sont invisibles d’ordinaire nous prouvent qu’ils sont indispensables. Nous nourrir, nous soigner, assurer nos besoins fondamentaux. Nous n’oublierons pas et certains auront des comptes à rendre. J’espère que le superflu le redeviendra. 

Quand je regarde des films, je remarque que les gens se touchent et sortent… Ils ne respectent pas les distances de sécurité. Nous nous habituons donc si vite à ce changement de dogme, sûrement parce que la peur est là. Peur de manquer, peur de mourir, défense et auto-protection, construire un abri pour sa famille et pour soi. Les guerres, les épidémies, la grippe espagnole, la peste… Ce virus ressuscite des peurs ancestrales, les traumas des générations antérieures, le vécu de nos aïeux inscrits dans nos chimies mentales… Alors les gens se battent pour des paquets de pâtes et de papiers toilette… les gens se mettent à faire leur pain, il n’y a plus de farine dans les rayons, ni d’œufs, ni de terreau… Retour à la terre, retour sur son alimentation quand on a les moyens de le faire. Le budget bouffe a explosé !

Je regarde le ciel bleu, les feuilles de ma haie vaciller. Nous sommes au rez-de-chaussée d’une résidence, avec une allée jardinet le long de l’appartement, nous nous y installons à notre petite table, le soleil brille. J’y ai fait quelques plantations de légumes achetées chez la fleuriste de ma rue, tomates, aubergines, piments, fraises, herbes aromatiques et petites fleurs roses et violettes. Le chat lui va et vient. Les voitures garées dans la résidence ont ralenti leur balai quotidien, on n’entend presque plus la circulation sur la route de Toulouse. Beaucoup de nos voisins sont enfermés eux-aussi. Il y a plusieurs infirmières, l’une m’a dit un soir qu’elle-même ne pensait pas que le secteur de la santé était dans cet état si catastrophique. Les soignants n’ont pas de masques, elles se font braquer leur voiture, les trois pharmacies de Bègles se sont faites cambrioler.

Nous vivons là depuis 9 mois. Toute une troupe de voisins a l’habitude de se retrouver chez notre voisine, une mamie, elle possède le même jardinet que le mien, de l’autre côté de la porte d’entrée de notre bâtiment. D’ordinaire, dès qu’il fait assez beau les gens s’arrêtent chez elle, bavardent et boivent l’apéro. Deux de ses filles habitent la résidence. Maintenant, ses filles restent à distance et les voisins aussi, mamie est insuffisante respiratoire, en temps normal déjà, elle sort peu et évite tout effort. Mais l’autre soir, ils nous ont fait beaucoup rire, il faisait vraiment beau, ils étaient six ou sept, debout dans l’allée à un mètre d’écart à boire leur verre. L’apéro distancié du corona. Au fil des semaines, les filles se rapprochent et quelques voisines aussi.

Confinement 2.0. Les réseaux prenaient déjà une grande place dans ma vie, rester liée à mes proches, se divertir, s’informer. J’ai désinstallé Facebook de mon téléphone, je n’ai gardé que Messenger et Insta, je sélectionne depuis mon ordinateur les articles et vidéos à ouvrir. Après deux semaines de lectures d’informations anxiogènes, je sais. Je n’ai pas besoin de toutes les dénonciations maintenant. Trop de mensonges, trop de fakes, trop d’angoisses. Il faudra se battre après.

Après trois semaines, j’ai rêvé que j’étais confinée, le confinement est entré dans mon inconscient…


 

Virus

Pourquoi ce virus me fait-il peur ? Ce virus est synonyme de mort. Notre rapport à la mort et à notre peur de mourir, nos pulsions de vie, nos pulsions morbides sont exacerbées. Respirer. Vivre.

Parce qu’il y a bientôt 19 ans j’ai vu mon amour se noyer, ne plus pouvoir respirer je n’ai pas oublié. Parce que malgré cela, j’ai choisi de vivre à fond, d’aimer la vie, l’eau et l’air. J’ai opté pour le bonheur jusqu’à ce que mon heure soit venue et malgré la peur de perdre ceux que l’on aime, j’ai décidé d’être mère. En donnant la vie, je vis pour la voir s’épanouir, je vis pour deux depuis 19 ans, pour trois depuis 15 ans.

On nous répète que ce virus anéantit surtout les personnes âgées mais pas uniquement. Nous savons que nous ne pouvons pas être auprès de celui qui est malade. Partir seul sans adieu sachant que l’on va mourir. Là, ce n’est pas un accident. Alors je pense à mes proches, je respire, je hoche la tête, cela ne leur arrivera pas.

Pourquoi ce virus m’attriste ? Le confinement, la solitude, l’éloignement, le repli. Le contraire de ce qui nous définit en tant qu’humain, nous, êtres sociaux, de langage, de rituels, de fête, d’insouciance, d’amour, d’amitié, de regards, de folie, de gestes tendres... Durant quelques instants mes larmes coulent, en quelques secondes, une lecture, une voix sublime, une scène de film, une pensée triste, vide de tendresse… Ma sensibilité à fleur de peau, mes émotions suractivées.

Ce virus nous rappelle notre vulnérabilité, ce mot je l’ai si souvent utilisé pour les gens que j’accompagne en tant que travailleuse sociale, parce que c’est celui qu’il FAUT utiliser pour pouvoir mettre à l’abri les sans-abri, les déboutés du droit d’asile pour que le 115  (2) les prenne en charge, ces vulnérables sans toit parfois malade et qu’on leur octroie un abri, une chambre, un espace où s’enfermer. Aujourd’hui même avec un domicile, nous nous sentons vulnérables, je pense à ceux qui le sont doublement, sans abri.

Je revois les visages de ceux que j’ai accompagnés depuis une dizaine d’années, fragiles parfois, forts surtout.


 

A toutes celles et à tous ceux qui ont été enfermés et qui ont eu peur

Je pense à tous ceux qui ont partagé un peu de leur histoire avec moi et sont entrés dans ma vie. Celles et ceux que j’ai rencontrés dans mes différents emplois dans le social. Sans domicile, demandeurs d’asile, réfugiés.

Avant tout, des hommes, des femmes, des très proches, des amis, leurs prénoms défilent.

Je pense à ces femmes somaliennes, tchadiennes, congolaises… Elles ont été enlevées, frappées, violées, enfermées. Pour éviter un mariage forcé, parce qu’elles étaient « la fille de », « la femme de », « l’employée de »… Pour leur activisme, pour leur engagement politique, pour leur appartenance clanique, religieuse, pour leur mode de vie. Emprisonnées par des groupes rebelles armés, les Al shebab, Boko Haram, des extrémistes, l’armée, la police… Elles ne savaient pas quand elles pourraient sortir et vivre, ni quand elles seraient libérées et si elles seraient libres à nouveau, si elles pourraient s’échapper, combien de fois on viendrait les frapper, les violer. Elles ont eu peur, peur pour leur vie, peur de ne plus revoir leur famille, peur de n’être jamais retrouvées et enterrées... Elles ont survécu, elles sont arrivées jusqu’ici à Caen, à Bordeaux, parfois malades pour le reste de leur vie, et se relevant de leurs traumatismes peu à peu, avançant la tête haute.

Je pense à toutes ces femmes qui ont fui après des violences et se sont cachées. Des Ivoiriennes, des Nigérianes, des Guinéennes. Elles ont fui pour un avenir meilleur que celui auquel elles étaient destinées, pour ne pas être mariées ou prostituées, pour que leur filles ne soient pas excisées et ne vivent la douleur qu’elles ont subie. Elles qui sont restées enfermées, cachées dans leur quartier, dans leur ville, avant de pouvoir prendre la route avec la peur d’être rattrapées et battues et que leur rêve ne s’envole, que l’argent qu’elles ont investi ne soit perdu… Je revois leurs yeux, leur singularité, unique, chacune avec ses mots, parfois froids et détachés, leurs voix qui se brisent, leurs points de suspension, leurs phrases en suspens, leurs larmes, leur colère, leur honte, leur culpabilité, leurs inquiétudes. Je vois en chacune leur force, leur résilience, leur dignité, leur volonté, leur pudeur, leur fatalisme. Du respect, de l’admiration dans mes yeux, de la gratitude pour tout ce qu’elles m’ont apporté, appris et montré.

Je pense à tous ces hommes : Mauritaniens, Kazakhs, Russes, Soudanais, Syriens, Tchadiens, Congolais, Ukrainiens, Afghans, Irakiens… Des brides de leurs paroles me reviennent. Certains ont été enlevés, laissés pour mort dans le désert ou un fossé, emprisonnés, enfermés, parfois violés et torturés, battus. A coup de machettes, de poing, de balles, de bombes, d’électricité, de brûlures… Ils m’ont montré leurs cicatrices, ils ont évité des balles et des noyades, ils ont dit à demi-mots. Tous ont dû avoir peur, tous se sont battus, tous ont eu le courage de se battre et de partir pour leur sécurité, la leur, celle de leur famille. Construire loin de chez eux, pour les leurs. Pulsions de vie.

Et là, à nouveau, ils sont enfermés, la peur d’un virus et non plus des coups, des bombes, des balles, des talibans, des policiers…

Je pense à celles qui ont vécu toute leur vie enfermées chez elle, les femmes afghanes aujourd’hui à nouveau contraintes de rester entre quatre murs alors que certaines avaient pris l’habitude de sortir librement. Je pense aux Albanais et notamment à un ami qui a vécu jusqu’à ses 20 ans emprisonné chez lui, subissant la loi du kanun (3), s’il sortait il serait tué, après un meurtre commis par un membre d’une famille, cette loi prévaut : la vengeance par la mort à perpétuité, entre familles. Je l’ai rencontré, il était si timide, il n’avait jamais été scolarisé. Il est devenu réfugié, il a appris le français, poursuit ses études et se retrouve à nouveau confiné.

Pensées « perso-professionnelles » pour les résidents du Cada

Je pense aux familles que j’accompagne en ce moment dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Dans un foyer, un petit immeuble de deux étages, un jardin tout autour, entassés en périphérie de Bordeaux, de l’autre côté du mur du jardin, des milliers de bouteilles de gaz, au loin des rails et quelques arbres. Sur le terrain, une Mecs : un service pour mineurs étrangers non accompagnés.

149 places, 70 enfants. Un couple et un enfant voire deux dans des chambres de 12 mètres carré, cuisines communes et wc communs pour quelques familles par demi-étage. Ménage des parties communes à réaliser par les résidents. Au rez-de-chaussée les salariés de tous les services de cette fondation dans des bureaux (comptabilité, ressources humaines, gestions locatives, service social…), une salle de 18 m2 pour les enfants et trois salles de réunion. Supporter ces conditions de vie étaient déjà de l’ordre de l’exploit, des couples se séparent, les violences sont récurrentes. Les parents n’ont pas d’intimité, les enfants pas d’espace pour jouer, les murs sont en papier, certains mal isolés contre le froid et l’humidité. Les souris, les cafards, les punaises de lits jouent à cache-cache.

Certains salariés pestent quand les gamins « traînent » et crient près des bureaux… Il faut les surveiller et qu’ils restent dans les étages. Mais qui travaille chez qui ? Comment cuisiner, aller aux toilettes, avoir un moment pour soi dans ces conditions là. Les résidents ont compris, ce n’est qu’à 18h quand les salariés partent qu’ils investissent les parties communes et l’accès au wifi à l’entrée.

Mon rôle dans ce centre depuis neuf mois a bien changé de mon précédent poste dans un Cada pour une autre association à Caen. Ici, je suis principalement « la sociale » des familles réfugiées statutaires du foyer, la seule, les autres intervenants sociaux s’occupent des demandeurs d’asile et de certains secteurs comme la scolarité. J’ai actuellement 27 « foyers » et demandes de logement en cours. Deux viennent d’obtenir le sésame : leurs futures clés. Je me charge de l’accès à leurs droits sociaux de la Caf (Caisse d’Allocations familiales), des démarches administratives diverses et de la mission la plus difficile et vitale : les accompagner pour leur sortie vers un logement ou un hébergement ! Tous sont là depuis un an, d’autres deux ans ou trois ans… Parler de saturation pour supporter cette vie n’est qu’un faible mot.

On m’oriente aussi les déboutés (qui n’ont pas obtenu de « statut de protection internationale » ou de « papiers »), je les rencontre en principe à ce moment là : quand ils n’auront plus de toit d’ici un mois. On m’envoie aussi ceux qui ont des problèmes éducatifs avec leurs enfants ou quand il y a des violences conjugales. Autant dire que je finis par recevoir tous les résidents du CADA.

Je suis aussi là pour les écouter, les informer, les soutenir, là pour eux, discuter, échanger. Et maintenant je suis loin pour quelques semaines. J’échange quelques messages, des appels de temps en temps jusqu’à ma reprise en télétravail.

Au quotidien, leur souffrance fait écho à la mienne qui est professionnelle et éthique, à la différence que moi le soir venu, je rentre chez moi. J’avais déjà envie de chercher un autre poste en attendant que mon projet rêvé ne prenne forme, ce qui s’est passé durant le confinement ne fera que le confirmer. Me sentir impuissante et seule, voir que l’on pourrait faire autrement, perdre mon énergie et ma joie habituelles, encaisser les critiques et pressions de la DDCS, de l’Ofii, des Mdsi (4), des services hospitaliers, de la direction, les décisions arbitraires et logistiques impactant la vie des gens, leur bien-être et les opportunités de les accompagner. Représenter ce lieu qui bafoue les conditions dignes d’hébergement, écouter les plaintes, leurs espoirs en moi pour sortir de là, les « help me please », « aide moi » m’implorant, les voir pleurer face à moi, ressentir leur détresse, leurs attentes, porter avec eux la reconnaissance de leurs droits. Je me sentais vidée avant le confinement, comment vais-je y retourner ? J’angoissais de les retrouver et faire face à leurs attentes. Après six semaines j’ai repris pour au minimum trois semaines en télétravail, j’aurai moins d’urgence à gérer, essayer d’avancer...

Des familles sont infectées, le virus s’est propagé sur quelques demi-étages. En bonus du virus, des situations critiques, des décompensations, des conflits de personnes avec la direction, des gens laissés dans des conditions de vie insupportables. Un début de révolte, les résidents ont tenté de se faire entendre, une réunion sur le parking que l’on m’a racontée, tous masqués à un mètre de distance face aux chefs et aux salariés. Ils ont obtenu que la direction ré-ouvre l’entrée où ils ont accès au Wifi et que les malades soient évacués, des tests réalisés… Les grands chefs ont annoncé qu’un jour des travaux auront lieu, cette crise sanitaire aura peut-être eu cet effet tant attendu ? Une épicerie a été créée par une ancienne collègue et amie que l’on a appelé « au secours », les distributions des Resto du cœur ont lieu dans le foyer dorénavant. Tout va être fait pour que les gens sortent le moins possible de ce « cluster » désigné par l’ARS (5). Il faudra vivre avec ce virus qui se baladera probablement dans le foyer durant des mois. De nouvelles méthodes de travail vont être mises en place : «les gestes barrières», le nettoyage, la distanciation...

Je pense aux moments de joies avec les résidents, leur confiance, leurs rires et leurs sourires, les enfants, leurs repas, leurs cadeaux, leurs confidences, leurs sourires, la fête de novembre et de janvier.

Aujourd’hui, plus encore qu’hier, je sais que je suis faite pour créer, réaliser des projets collectifs artistiques, culturels, sociaux, soutenir les projets de chacun, mettre en lien et non pas me cantonner aux tâches administratives. J’ai vu à Caen comme cela est bénéfique de lier l’accompagnement social aux activités artistiques et je compte bien y œuvrer. Je rêve de « Mains du monde » qui valorisera leurs talents, leurs connaissances, les identités des artistes et des artisans d’ici et d’ailleurs, nous créerons des collaborations et nous accompagnerons les exilés pour leur permettre de travailler leurs arts et on l’espère d’en vivre.

Rêver confinée.

 L'association "Mains du monde" basée à Bordeaux, créée par Maud a pour vocation de valoriser les savoir-faire artisanaux et créatifs venus d’ici et d’ailleurs tout en proposant un accompagnement social aux réfugiés et demandeurs d’asile.
https://www.facebook.com/Mains-du-monde-104020291178912/ (Note JPC)

2   le 115 : numéro unique, appel gratuit, pour obtenir une aide sociale d’urgence, notamment de l’hébergement pour les personnes sans domicile. https://www.federationsolidarite.org/images/stories/fichenationale.pdf (Note JPC)

3   Le Kanun est le nom des codes de droit coutumier  remontant au XVème siècle.  auquel se réfèrent encore certains clans des territoires albanais du nord, du  Kosovo, du Monténégro oriental et de la Macédoine occidentale. Il ne se réduit pas à la« Djiakmarrja» littéralement « reprise du sang », mais d’un corpus de règles en douze « Livres » régissant tous les aspects de la vie quotidienne. Les livres du grand écrivain albanais Ismaël Kadaré, notamment Avril brisé en rendent bien compte .https://fr.wikipedia.org/wiki/Kanun_(Albanie) (Note JPC)

4    Acronymes. DDCS : Direction Départementale de la Cohésion Sociale ; OFII : Office Français de l’Immigration et de l’intégration ; MDSI : Mission Départementale de la Solidarité et de l’Insertion. (Note JPC)

5    ARS : Agence Régionale de Santé

© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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