top of page

LES QUATRE REGARDS DE LA PANDÉMIE

27_Marie_Inès_Coronel.jpg

Marìa Inès Coronel

​

Je suis Argentine. J’habite à Salta Capitale en Argentine

 

Je suis mariée et j’ai une fille de 34 ans

 

Je suis professeur. En ce moment, j'enseigne  la littérature, la philosophie et  la psychologie et je suis étudiante d'anglais et de coach ontologique

 

Je suis Directrice d’un collège. Présidente de la Fondation Motivar Social et Culturelle. Présidente de la Coopérative “Ibis”, coopérative de travail artisanal. Le collège sera fermé jusqu’au mois de juillet. J’ai beaucoup de réunions par zoom

​

Je fais des exercices physiques chez moi. Je lis beaucoup. Je regarde la TV de temps en temps pour prendre les nouvelles de la pandémie et pour regarder un film le soir. Moi et mon mari, nous restons chez nous. Il y a un mois que je ne vois pas ma famille, ma fille, mon petit-fils ou ma mère. Mais je leur parle par téléphone tous les jours

​

Le 21 avril 2020,

​

“La santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre”

 

Héraclite d’Éphèse

 

Le regard d’Eulogia Gutierrez

​

 

J’allume la bougie. Mon ranch de pierre, d’adobe (1) et de paille s’allume à peine. Cinq heures du matin. Il fait froid, cinq degrés en dessous de zéro. Je suis à 3200 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la mer. Je change mes habits. Je porte une jupe épaisse, une chemise, deux pulls et mes chaussettes en laine. Je mets lentement mon poncho, je fais mes tresses et je mets mon bonnet en laine de lama, maintenant je mets aussi mes chaussures en cuir, faites il y a quelques années par mon père, et je sors. Le ciel est parsemé d’étoiles. La pleine lune illumine le champ et les montagnes qui encadrent le paysage. J’allume du bois de chauffage et je chauffe un peu d’eau dans une cruche. Je prends un thé chaud et je mange un petit pain fait quelques jours en avance.

 

Comme d’habitude, c’est déjà le moment de partir. Je marche jusqu’à la “pirca” (construction en pierre), je cherche les lamas et les vigognes (2) et nous partons. Le troupeau souffle joyeusement parmi le grand silence de la montagne. On marche deux heures en cherchant de meilleures prairies. Le vent de la montagne m’accompagne aussi. Maintenant je suis assise sous un arbre sans feuilles. L’automne a commencé. Le soleil se lève derrière les cordillères des Andes. Il y a un ruisseau d’eau glacée descendant de la montagne. Au fur et à mesure que la journée avance, il fait chaud mais à cette époque de l’année, la température ne dépasse jamais les dix degrés. Le soleil brille, le ciel est d’un bleu profond. J’aime ce lieu, j’aime le silence.

 

À midi je sors mon vieux mouchoir de mon sac en laine de diverses couleurs. Lentement je l’ouvre et je sors un morceau de fromage de chèvre et un morceau de pain. J’ai aussi du “charqui” (viande cuite au soleil), après l’anchi, mon dessert préféré. Je mange lentement, sans hâte. C’est bon. Après je retourne avec mes amis, les animaux. Personne m’attend. Mes parents sont déjà morts. Je n’ai pas de frères et non plus de mari. C’est moi et le troupeau. J’ai cinquante deux ans. Je m’appelle Eulogia Gutierrez, je suis coya. En arrivant chez moi je laisse à nouveau le troupeau dans la “pirca”. J’ai d’autres choses à faire, ça dépend des jours. Aujourd’hui je dois faire du pain pour la semaine. Le soleil tombe à dix-huit heures. Je dois me presser.

 

Je ne saurai rien de la pandémie qui sévit dans le monde jusqu’au mois de septembre quand après trois jours de marche je descends de la montagne jusqu’au village plus proche. Ce sera déjà le printemps.

 

 

Le regard d’Annonciation Mamani

​

Moi, je suis Annonciation Mamani. J’habite au chaco salteño. À 350 mm de la Capitale de Salta, au nord-est. Je suis née dans la communauté wichi. Ma langue est le wichi, je ne parle pas l’espagnol. On parle de coronavirus. Je ne sais pas qu’est ce qu’une pandémie. Je sais que maintenant on ne peut pas sortir de chez nous parce que les chemins sont fermés. Je sais qu’il y a des gens qui ont peur à cause de cela. Mais pas moi. Je ne suis jamais sortie de la communauté. J’ai déjà cinquante et un ans.

 

L’année 2020 est difficile à cause de la dengue. J’ai eu la dengue, j’avais eu de fortes douleurs articulaires et de la fièvre mais je ne suis pas allée à l’hôpital parce que personne parle ma langue. On dit que soixante pour cent de la population du nord argentin à la dengue comme moi.

 

Il n’y a pas d’eau potable. Dans les conteneurs d’herbicides que jettent les fermes voisines, je récupère l’eau de pluie mais elle est sale, pleine de vers et d’insectes. C’est la seule qu’on peut boire. Au début de l’année, ma fille Marie est morte. Elle est morte de faim. Elle avait treize ans. Elle était si belle ma petite. C’est dommage. Mais une semaine après sa mort, mon fils Elio, de trois ans et demi est mort aussi. Mort de faim. Il ne buvait que du lait maternel. J’ai trois autres enfants. Balbin, il a onze ans, Ángel, neuf ans et Lucas, cinq ans. Mon mari a du “chagas”, maladie transmise par le vinchuca, une sorte de punaise. On travaille en faisant des artesanies (3). Le cacique (4) vendra alors toutes celles fabriquées par la communauté. Ici il n’y a d’espoir. Trois jeunes entre treize et quinze ans se sont suicidés au mois de mars. Les maladies, l’alcool, la manque de travail, c’est la vie quotidienne. Je n’ai aucune pensée. Je vis juste. Je me suis déjà adaptée à la nature et je me contente de ces restrictions. Avant, il y a longtemps, on pouvait vivre de la nature, de ses fruits, de ses animaux mais aujourd’hui nous sommes entourés d’une terre qui n’est plus la nôtre. J’accepte la souffrance et la mort. C’est mon destin.

​

 

Le regard d’Anna

 

La ville est à 350 km de la Capitale, au sud. Je suis Anna, je suis chrétienne évangélique. Ce que dit la Bible est certain, n’en doutez pas. Je crois à la fin du monde. Il y a déjà des signes de la venue de notre Seigneur. Observez le monde : la pandémie du coronavirus, la dengue, le chikungunya, zika et d’autres virus m’inquiètent. Vingt cinq volcans se réveillent dans la soi-disant ceinture de feu, l’éruption du volcan Krakatoa, les tremblements de terre, les faux enseignants, les guerres et rumeurs de guerre. Le mal qui grandit, la faim… Et je me prépare pour ça. Tout cela ne sera que les commencements des douleurs.

 

J’ai déjà averti mes trois fils. Ils doivent aussi se préparer. On a acquis de nombreux bidons d’eau et de la nourriture pour une longue période. Mais le plus important est la communion avec notre Seigneur. Nous jeûnons trois fois par semaine, nous lisons la Bible et nous prions tous les jours. Mon mari aussi nous accompagne. J’emploie Facebook pour convaincre les autres de cette situation. À Ezéchiel 33:7, il est dit: “Quant à toi, l’homme, c’est toi que j’ai placé comme guetteur pour alerter le peuple d’Israël. Tu écouteras mes paroles et tu transmettras mes avertissements aux Israélites”. C’est à moi de les avertir. Je suis en  paix. C’est déjà le temps. Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi. Le peuple de Dieu est le septième sceau, ceux qui sont habillés d’une robe blanche, ceux qui venons de la grande tribulation (5). Je reste maintenant à la maison, c’est mon mari qui sort pour le travail chaque matin. Il est psychologue. Avant la pandémie, nous sortions pour visiter des familles et leur parler du Seigneur. Maintenant on doit rester chez nous mais la technologie nous rapproche de l’autre. J’ai une amie, elle est aussi chrétienne, mais elle ne pense pas que ça soit la fin. Que notre Seigneur vienne. Moi je crois qu’elle se trompe. Je serai prête quand même.

​

 

Le regard de Monique Gálvez

 

La peur nous mène à la fuite ou à la paralysie. On peut être chaotique c’est pour cela qu’on peut nous isoler ou on peut minimiser en disant “Ça ne m’arrivera pas”. A mon avis les deux positions sont inadéquates. On ne s’occupe pas des deux sens. Aristote, philosophe du IV siècle av. J-C. disait “La vertu humaine réside dans le juste milieu entre deux attitudes extrême. Là se trouve pour lui la vie heureuse”.

 

Viktor Emil Frankl, dans nos “Nos raisons de vivre à l’école du sens de la vie”. (6) , avait décidé quoi faire de ce que lui était arrivé. Et nous maintenant ? C’est à nous de choisir. Où mettrons-nous l’accent de nos pensées, de notre langage, de nos émotions ? Cette crise nous apporte certainement un message. Je ne peux pas changer le fait de cette crise, mais c’est à moi de changer mon interprétation. Est-ce que j’ai besoin de faire ça, une crise ? Pourquoi ? C’est ma responsabilité. C’est pour cela que moi je décide dans quelles émotions j’habiterai pendant la pandémie : la paix et non l’incertitude, l’espoir et non le désespoir. Quoi et comment je transmets cette crise à travers mon langage. Je l’ai déjà changé, je prends un jour à la fois. Je profite d'un jour après l'autre. Je pense aux autres, pourquoi ils disent ce qu’ils disent ? Ils sont fâchés ? Ils sont inquiets ? Ils ont peur ? Ce qui se cache derrière les mots. Moi je reste tranquille.

 

Je pense donner le meilleur de moi-même aux autres. J’ai de la chance, moi, Monique Gálvez, une femme salteña. J’ai cinquante ans. Je travaille comme coach. Je suis mariée et heureuse d’être mère, j’ai deux fils, une fille et un garçon. Maintenant je reste confinée. C’est un temps très spécial. Le gouvernement a disposé par une loi que presque tous les citoyens doivent rester chez eux à cause du coronavirus, la pandémie actuelle. Ça va passer sans doute. C’est un temps d’introspection. J’ai des choses à trouver dans mon intérieur. J’ai du temps pour réfléchir sur moi, sur ma vie, sur mes décisions. J’ai du temps pour parler avec ma famille. À la fin de ce processus, il y aura un changement, un apprentissage. Profitons du mode de vie d'aujourd’hui, nous nous arrêtons un peu, pour recommencer après.

 

“Rien n’est permanent sauf le changement. Seul le changement est éternel” Héraclite d’Ephèse.

​

Cette expérience va changer mon regard mais je ne suis pas sûre que tout le monde va changer comme on le pense. Ceux dont les besoins sont satisfaits auront le temps d’y réfléchir, pas les autres.

 

 

1   L’adobe est de l'« argile qui, mélangée d'eau et d'une faible quantité de paille hachée ou d'un autre liant, peut être façonnée en briques séchées au soleil». Par extension, les briques et constructions réalisées avec cette terre Wikipédia. (Note JPC) 

​

2   La vigogne est un mammifère d'Amérique du Sud qui vit sur les hauts plateaux de la cordillère des Andes, de la même famille que l’alpaga. (Note JPC)

​

3   Arts et artisanats.

​

4   À l’origine, cacique désignait un chef indien de certaines tribus d'Amérique. En Espagne et en Amérique espagnole, c,est un notable local qui exerce un contrôle de fait sur la vie politique et sociale de son district.

​

5   La Bible, Apocalypse 7

13 L’un des Vieillards prit alors la parole et me dit : "Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils et d’où viennent-ils ?"
14 Et moi de répondre : "Monseigneur, c’est toi qui le sais." Il reprit : "Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau". Dans cette traduction, tribulation a été traduit par épreuve. (Note de JPC)

​

6  Ouvrage paru en septembre 2019, chez Interéditions, 190 p. Ouvrage de Psychanalyse. (Note JPC)

​

© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

​

bottom of page