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RETOUR VERS LE FUTUR

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Anne Van Den Bosschelle

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Anne Van Den Bosschelle est née en Belgique dans une famille nombreuse dont elle est la seule fille et la dernière née. Son père et sa mère sont issus de milieux modestes. Avec son père, elle se débrouille en six langues et avec sa mère en quatre langues. Très tôt, les enfants développent l'amour des langues et de la géographie. Sa mère est née en Allemagne et son père a des racines espagnoles.

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Vers l'âge de 13 ans, en première année secondaire, des Sœurs décrètent qu'elle n'a pas l'intelligence nécessaire pour terminer un secondaire classique et l'envoient vers une école technique professionnelle. Elle fait face à un père très autoritaire et dès l'âge de 17 ans, elle va vivre dans une commune avec deux étudiants libanais. Elle est très proche de sa mère.

 

Elle a fait des études de travailleuse sociale en Belgique et ensuite au Canada, détient une formation en intervention familiale de l'Hôpital Juif de Montréal, un certificat en coopération internationale et termine un certificat en espagnol. Elle est arrivée au Québec en 1985 après avoir fait deux voyages avec l'agence Québec-Wallonie-Bruxelles en 1983 et 1984. Son fils est âgé de 33 ans et vit au Québec. Elle a travaillé dans différents pays, la Belgique, l'Espagne, Haïti, le Pérou, le Nicaragua, la France et bien entendu, le Québec.

 

Elle est retraitée depuis décembre dernier de la Maison Bleue de Montréal, un centre préventif pour l'enfance, où elle travaillait auprès des demandeuses d'asile enceintes et elle s'apprête à ouvrir un café de quartier en mai 2020, le café Colibri. Elle a toujours écrit des textes pour elle-même.

Le 21 avril 2020,

 

Aujourd’hui, le 16 mai 2020 à 6 h10, soit très exactement 403 jours, 8 heures et 53 minutes, après le 21 mars 2019 à 15h17, date à laquelle je suis partie sur la lune, je suis revenue chez moi, sur terre. A l'époque de mon départ, le quotidien m'était hostile. Après une année passée dans les montagnes vertes et orangées du Nicaragua, le béton glacial de Montréal et mon emploi aseptisé de travailleuse sociale m'insupportaient. Je rembobinais le temps, me rembobinais sur moi, m'empoissais lentement.

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Mais sur la lune, en fin de compte, il n’y a rien. Seulement une grande plaine, où j'ai flotté comme une cosmonaute, bringuebalante. Dans une grande étendue sans vent ni tempête, tout au plus un silence de mort, une noirceur bleutée. Je m'étais mise en orbite volontairement, tournant ad nauseam autour de moi-même dans mon petit appartement de Du Havre, Homa (1), Montréal jusqu'au jour du grand départ, et finalement mon cri de désespoir me propulsa dans les circonvolutions lunaires où je fus aspirée gloutonnement dans un trou noir.

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Ma vie d'en bas refusait de se faire rembobiner, et les mots de la lettre d'adieu de l'aimé laissaient mon corps et mon cœur striés de rouge, incrustant ma peau de pus, jusqu'à former une croûte nauséabonde. Une fois dans l'air, presque morte, un sursaut de vie : de ma bouche déversa un fiel rouge brûlant les mots de la lettre. Plus tard, vidée, j'en vins à exhaler de légères bulles transparentes, me rappelant celles que je retrouvais dans les lettres de ma mère quand elle m'envoyait du chocolat. Je restai là, quelques temps, ramassant les bulles transparentes une à une, jusqu'à me construire avec elles ce tapis volant qui m'a ramenée parmi vous. Quant aux bobines de ma vie avec l'être aimé, je les ai jetées dans l'espace ou elles se sont envolées loin de moi, jusqu'à disparaître dans la grande nébuleuse : elles n'avaient plus leur place dans mon appartement, même avec les plus vieilles bobines de ma bibliothèque, celles que j'avais gardées par pitié.

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Rapiécée, je suis revenue sur terre, certaine que le désordre dans mon appartement aurait disparu et que les bobines, celles des ruptures mineures, des chagrins inférieurs, des défaites minables, auraient à force de m'attendre, délaissé mon appartement. J'entamais une page de vie et décidais de laisser mon travail. Il faut dire que, entre le ciel et la terre, sur le chemin de retour, juste au dessus de la Colombie, j'avais rencontré un aigle d'Isidore, oiseau typique de la région, avec une culotte noire. Cet oiseau se transforma en amoureux avant atterrissage. Aussi, rêveuse, je planifiais d'ouvrir un café de quartier avec une amie et de publier une nouvelle.

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Force fût de constater qu'arrivée chez nous, certaines vieilles bobines n'avaient pas quitter mon logement. voire qu'elles étaient plus nombreuses qu'à mon départ. Qu'elles s'accrochaient à mon sofa, refusaient obstinément de passer la porte.

Certaines même étaient accrochées au mur par je ne sais quel stratagème de bruja (2). D’autres avaient formé des tours ressemblant aux cheminées de fée de la Cappadoce ou des Surales de Colombie. Enfin, affalée dans le salon, après avoir vaincu les agressives bobines pleines d’images en négatif ou de prises de vue ratées du passé, je dus me rendre à l’évidence. Les bobines les plus grosses, les plus laides, les plus lourdes et les plus emmêlées s’étaient installées sur mon lit et se liguèrent les journées suivantes à peupler mes nuits de cauchemardesques scénarios en rapport avec ma vie présente. Elles ne purent cependant gagner la bataille devant la force de ma vie rêvée toujours présente dans les moments les plus difficiles.

 

Il faut que je vous explique que mes bobines font partie de ma vie. Et j’adore quand elles s’agitent et qu’elles me font des chatouilles. Surtout les colorées. J’aime quand elles me prennent par surprise, quand je cuisine ou quand j’étudie l’espagnol, et qu’elles me gratouillent le cou et que je m’affuble alors d’un sourire béat, seule dans mon salon. J’aime les saisir, les toucher, les dérouler et lorsque soudain, il en sort le grand fou rire d’un ami disparu, la chaleur de l’accolade de ma mère, l’image d’un grand désert de sel ou les gémissements de mon amoureux, je remercie Picasso.

 

J’ai donc commencé le grand rangement. Les bobines des bons moments avec leurs fils éclatants de couleur acceptèrent de reprendre leur place sans rechigner tandis que j’eus à utiliser toutes sortes de faux prétextes pour ranger celles des mauvais moments, désordonnées, défaites et décolorées. Une seule d’entre elles cependant refusa d’obtempérer et me captura comment l’aurait fait Spider-Man, dans sa toile d’araignée. Mais fort de mon expérience, je parvins à saisir des aiguilles à tricoter qui étaient à ma portée et commençais avec vigueur et détermination une écharpe jusqu’à ce que plus aucun fil ne traîne. L’attachant aux trois girafes qui trônent dans mon salon, je leur demandai d’avancer et ainsi me libérer.

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En y regardant de plus près, j'en vins à distinguer à travers la fenêtre des espèces de boules, molécules flottantes, ressemblant à ces vieilles balles de tennis mâchouillées par les chiens, dans lesquelles on aurait piqué des clous de girofle rouges. J'avoue ne pas aimer le clou de girofle. Et encore moins, je n'ai aimé voir ces minuscules pseudo-balles de tennis pourries rôder dans ce qui désormais était à nouveau, ma ville, ma vie.

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C'est que, pendant que j'étais sur la lune, un vilain virus, poussé par un appétit vorace, avait envahi l'appartement, la ville, le monde...

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1  Il s’agit de la rue du Havre, dans l’arrondissement de Hochelaga-Maisonneuve, le Homa. (Note JPC).

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2  Sous réserve, référence à une série TV «Siempre Bruja» avec une héroine afro-colombienne. La bruja (La sorcière) est une zarzuela en trois actes et cinq tableaux de Ruperto Chapí, sur un livret de Miguel Ramos Carrión et Vital Aza1qui a été créée au Teatro de la Zarzuela de Madrid, le 10 décembre 1887. (Note JPC)

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© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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