C’EST À CAUSE DE LA PANDÉMIE, GRAND-MAMAN
Mikhaëlle Salazar
Je suis née au Québec d’une mère québécoise et d’un père chilien et je vis à Montréal. Je suis une musicienne œuvrant notamment sur la scène jazz et world montréalaise. J’ai débuté le violon à l’âge de cinq ans. Parallèlement à cette pratique instrumentale, j’ai décidé de me consacrer au chant et d’entreprendre un cursus jazz qui m’a menée à l’Université de Montréal, d’où je suis sortie diplômée en 2015.
J’ai toujours aimé écrire, je le fais, entre autres, à travers ma musique en composant des paroles en français, en espagnol et en portugais. Mais ce n’est que tout dernièrement que j’ai repris un réel plaisir à écrire de plus longs récits. Mes derniers voyages sont la cause de ce regain pour l’écriture, voyages pour lesquels j’ai entamé la rédaction de différents carnets : le Grand Nord québécois, le Mexique et Cuba.
En 2017, j’ai lancé mon projet solo et j’ai sorti mon premier mini-album «Deslembrança» le 10 avril 2018. Celui-ci a été très bien reçu par la critique et par le public.
« C’est une rafraîchissante chanteuse, compositrice et arrangeuse […] Elle
ne crie pas, elle chante c’est tellement agréable » – Francine Grimaldi, «Samedi et
rien d’autre» Radio-Canada Première.
Pour découvrir ma musique, vous pouvez consulter mon site web.
Un de mes arrangement : Gracias la vida Mikha Elles
Le 1er mai 2020,
C’EST À CAUSE DE LA PANDÉMIE, GRAND-MAMAN
Avant quand je t’appelais ça sonnait trois, quatre, cinq coups, puis tu répondais.
Maintenant quand je t’appelle j’entends à peine la fin du premier timbre et ta voix me dit « oui allo ? ».
C’est à cause de la pandémie car maintenant tu es confinée dans ton appartement et je sais que le téléphone se trouve à côté de la chaise où tu aimes t’asseoir et où tu passes désormais la majeure partie de tes journées.
Tu me dis que ça va, que tu trouves ça difficile mais tu sais qu’en restant dans ton appartement tu as moins de risque de tomber malade et que tu es donc mieux protégée.
C’est à cause de la pandémie. Tu me dis : Ils nous ont demandé de ne pas sortir. Je trouve ça difficile mais il faut respecter les règles car c’est pour mon bien. J’acquiesce.
Cet appel me rassure et je raccroche en me disant que tu prends ça pas si pire malgré tout.
Je laisse passer une semaine puis je te rappelle. Oui allo ? et la conversation repart de plus belle. Je prends ma marche santé tout en te parlant. Le soleil un peu timide pousse ses rayons à travers les nuages et réchauffe mon visage, c’est agréable.
On refait ta vie, ton père Alfred, ta mère Rosalie que tout le monde appelait Rosanna, vous étiez dix dans la famille mais deux sont morts en bas âge et une à l’âge de 14 ans d’une crise d’appendicite. Puis tu me parles de tes tantes aux États-Unis. Tes tantes coiffeuses. Tu te demandes si elles y sont encore et tu t’inquiètes pour elles.
C’est à cause de la pandémie. Ce qui se passe aux États-Unis en ce moment est tellement affreux que tu espères qu’elles sont en sécurité et qu’elles ne sont pas atteintes du virus.
Puis tu réfléchis et tu me dis qu’en fait elles sont probablement déjà mortes. Je te le confirme. Emma, Eugénie, Louise et Imelda sont désormais dans le ciel et ce depuis quelques décennies déjà.
Malgré ce petit oubli je suis rassurée par le ton jovial de ta voix. Tu es triste de ne pas nous voir et de ne pas pouvoir sortir mais tu sais que c’est à cause de la pandémie et que c’est pour ton bien.
Tu me remercies d’avoir appelé, tu me dis que tu m’aimes et tu me recommandes de ne pas trop sortir et de faire attention. Moi aussi je t’aime grand-maman.
L’automne dernier tu allais moins bien et j’avais l’habitude de t’appeler tous les deux jours. Mais cette pandémie a changé mon quotidien et contre toute attente je ne vois pas mes journées passer, je m’occupe plutôt bien. C’est pourquoi une semaine s’écoule avant que je te rappelle. Ce qui me pousse à le faire c’est la nouvelle mesure en vigueur dans ta résidence, tu ne pourras plus manger dans la salle à dîner, tes dîners te seront apportés à ton appartement. Tu es désormais confinée confinée :
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Oui allo ?
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Allo grand-maman !
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Salut ma belle fille comment ça va ?
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Très bien et toi ?
Puis s’ensuit une conversation sur ces nouvelles mesures.
C’est à cause de la pandémie. Pour éviter les risques de contagion ils avaient d’abord établi un horaire pour les repas et puis ils ont finalement décidé de livrer les repas aux appartements de tous les résidents pour éviter la contagion. Tu reçois ça comme une bonne mesure pour prévenir le virus.
Je te demande ensuite si tu sors sur ton balcon. La résidence organise des rencontres à l’extérieur à tous les jours à 15h. Ta réponse est la suivante :
Oui, oui, je sors la plupart du temps vers 15h. Je mets ma froque (1) puis je sors. Aujourd’hui c’était une activité pour nous faire bouger. Mais je ne suis pas restée trop longtemps. Je n’aurais pas voulu qu’ils me demandent de descendre faire l’exemple devant tout le monde (rires). L’autre jour un chanteur est venu. Il avait un certain âge d’ailleurs mais j’imagine qu’il avait pris ses précautions. Il était très bon.
C’est à cause de la pandémie. La programmation régulière de la résidence est annulée. Ils usent donc d’imagination pour vous offrir un peu de divertissement. Comme je suis chanteuse de profession et que mon frère est pianiste, j’avais d’ailleurs parlé au responsable des activités et j’étais supposée organiser un spectacle pour tous les résidents, un spectacle spécialement dédié à toi. Un spectacle qui t’aurait rendue fière et qui aurait contribué à ton intégration dans cette nouvelle résidence. Ce sera évidemment pour plus tard.
Ces dernières mesures m’avaient inquiétée, je pensais que tu le prendrais mal mais je me rends compte que la situation est sous contrôle. Ta tête va bien et ton cœur n’est pas si pire non plus. On raccroche.
Une semaine s’écoule encore puis j’appelle. Un coup, deux, trois, puis quatre et tu réponds :
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Oui allo ?
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Allo grand-maman ça va ?
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Oui oui, je suis pas mal occupée, je cherche un papier.
Je ne comprends pas vraiment quel papier, pourquoi, où tu cherches mais je te rassure en te disant que c’est sûrement ton fils qui gère tes papiers qui l’a. Je comprends par la suite que ce que tu cherches en fait c’est ton reçu pour le pain et la pinte de lait que tu as achetés en bas.
C’est à cause de la pandémie. Une autre bonne initiative de ta résidence c’est qu’ils ont ouvert un petit dépanneur pour les résidents. Tu peux acheter du pain, du lait, et autres denrées de dépannage. Ils ajoutent ce montant à ton loyer du mois. Je serais donc bien étonnée qu’ils te donnent une facture pour ça mais je te rassure en te disant que tout est correct, que ton fils a en main tous les papiers dont tu as besoin.
Tu viens de faire le ménage de ton frigo. Fiou ! Je me réjouis car une de mes craintes depuis le début de la pandémie c’est que tu laisses pourrir des aliments dans ton frigo. Tu as senti une mauvaise odeur et c’était les tomates. Elles étaient pourries. Tu n’en reviens pas, ça ne t’est jamais arrivé. Puis tu m’expliques le bloc opératoire que tu as mis en place pour jeter les tomates. Premièrement, tu les as coupées et tu as vidé le jus dans l’évier. Puis tu les as coupées en petits quartiers pour que ça ne paraisse pas dans la poubelle et tu les as mises dans un sac double que tu as attaché avec un élastique. Tu as déposé le tout dans la chute à déchet. Grand-papa faisait tellement attention à ses vidanges (2) et à son recyclage, j’ai une pensée pour lui et je me dis que tu as peut-être pris exemple sur lui.
À la fin du récit de tes péripéties je te dis que je vais te rappeler puis tu me dis que si tu ne réponds pas c’est parce que tu es occupée. Je suis heureuse de voir que tu ne t’ennuies pas avec tes tomates et tes papiers mais je t’assure tout de même que je vais te rappeler éventuellement.
Quelques jours s’écoulent, ou une autre semaine, je ne sais plus. Je commence à perdre le fil entre ces heures, ces journées, ces semaines qui passent et qui se ressemblent de plus en plus. J’entends à peine le timbre de la première sonnerie et c’est ta petite voix qui m’accueille avec un faible oui allo ? Cette petite voix je la connais. C’est la petite voix de «ça ne va pas très bien».
C’est à cause de la pandémie. Non, aujourd’hui tu crois que c’est à cause du gouvernement. C’est lui qui veut faire souffrir les personnes âgées en leur interdisant de sortir. Tu trouves que le gouvernement est cruel et tu ne comprends pas sa motivation à faire souffrir des bonnes personnes comme toi, de bons catholiques qui ont travaillé toute leur vie et qui demandent maintenant à vieillir tranquille et sans contrainte.
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C’est à cause de la pandémie grand-maman, peut-être que tu as oublié ? Il y a un terrible virus qui circule et qui est très contagieux. Le gouvernement fait ça pour te protéger même si je me doute bien que ça te fait souffrir d’être confinée. Moi aussi je trouverais ça difficile d’être à ta place, je te comprends grand-maman
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Ah oui, oui, oui la pandémie c’est vrai ils en ont parlé aux nouvelles ce matin. Mais comment ça se fait qu’on ne peut pas sortir ? Il me semble que c’est exagéré.
Puis je te réexplique pourquoi nous en sommes rendus là.
C’est à cause de la pandémie. Tu sembles avoir oublié que les nouvelles ne parlent que de ça depuis un mois déjà. Tu te confies d’ailleurs en me disant que parfois tu oublies des choses et que ça te fatigue beaucoup. Tu me dis que vieillir comme ça ce n’est pas le fun du tout, «avoir su que ce serait comme ça…».
En plus tu t’ennuies de ton mari, Maurice, mon grand-papa.
Moi aussi je m’ennuie de lui, même si ça fait longtemps qu’il est parti. C’était en 2011. Ma mère m’a dit que tu l’as appelé pour lui dire que même si tu ne l’as jamais dit et que tu as toujours ravalé tes larmes en restant forte, son départ t’a fait beaucoup beaucoup beaucoup de peine.
C’est à cause de la pandémie. Elle t’isole du moment présent et elle te laisse seule dans tes pensées, dans tes souvenirs. Toi qui n’a jamais pleuré devant la mort, tu as ressenti le besoin de partager cette grande peine que tu as toujours gardée pour toi.
C’est la fin de ma marche santé et ça fait déjà un moment qu’on discute. Le ton de ta voix est un peu meilleur. On raccroche et je me fais la promesse de te rappeler dans quelques jours.
On est dimanche soir, il est 19h40. Je veux écouter «Tout le monde en parle» à 20h mais je me dis que ça me laisse quand même le temps de t’appeler.
C’est à cause de la pandémie. Le premier invité est Justin Trudeau, notre Premier ministre et je suis curieuse d’écouter ce qu’il dira sur le sujet.
Mais aujourd’hui ça ne va pas du tout. Ma pauvre grand-maman, j’ai tellement de peine pour toi. Tu as reçu un diagnostic d’Alzheimer l’automne dernier et depuis, ton état change sans préavis. Tu es l’unique passagère de ces montagnes russes, personne ne vit ce voyage angoissant avec toi. Cette réalité dans laquelle tu te retrouves parfois est juste à toi et elle est si différente de la nôtre. Puis tu reviens sur terre, tu en prends conscience et ça te fait peur. J’aurais tellement peur moi aussi grand-maman. Je me mets à ta place, j’essaie de m’imaginer dans ta tête et j’ai peur. Ça doit être tellement angoissant de se réveiller et de se demander où on est, de chercher son mari, de demander pour ses parents, de mélanger tous les souvenirs et de se demander quand est-ce qu’on va venir nous chercher pour retourner chez nous. Mais c’est ici chez toi. Depuis le 4 janvier grand-maman.
C’est à cause de la pandémie. Pas ta maladie mais je crois que ta détresse et la perte de repères que tu vis sont liées à cette pandémie puisque celle-ci t’empêche de voir ta famille, d’échanger avec les autres résidents, cette pandémie t’empêche de nourrir ton cerveau et de t’accrocher à la réalité, à notre réalité, ce qui t’aiderait à ne pas sombrer dans ton nouveau monde qui est plutôt un gros bordel d’époques, de personnes et de lieux.
Aujourd’hui tu crois avoir fait un tour de char avec un de tes fils. Tu crois lui avoir demandé de te déposer à ta maison, celle que tu as habitée pendant plus de cinquante ans, celle où j’ai passé les cinq premiers mois de ma vie, celle qui a vu grandir tes enfants et qui a accueilli tes petits enfants, celle qui a accompagné ton mari dans la maladie puis qui l’a laissé partir, celle où nous nous sommes réunis à chaque année pour Noël, Pâques, les anniversaires, bref, TA maison. Tu crois être passée au coin de la rue et avoir demandé à y aller et on aurait refusé. On t’aurait plutôt obligé à retourner à la résidence. Tu me dis que les gens qui ne veulent pas que tu retournes chez toi ne t’aiment pas. Ce n’est pas de l’amour ça faire souffrir une personne âgée comme ça. Ils sont méchants. Les gens sont méchants avec toi. Mais grand-maman, cette histoire est impossible car tu n’as même pas le droit de sortir et encore moins de voir tes enfants et de te balader en voiture.
C’est à cause de la pandémie. Les aînés sont confinés dans leur résidence et personne ne peut leur rendre visite et encore moins les sortir en promenade. Mais ça tu l’as visiblement oublié. Tu es en colère et tu crois que parce que tu vieillis on t’interdit de posséder quoi que ce soit. Tu me dis qu’aujourd’hui c’est un jour spécial dans la religion catholique qui t’empêche d’avoir une maison et de trop gros avoirs. Je t’écoute et j’essaie de te rassurer. J’ai appris que ça ne sert à rien de te contredire. Il faut plutôt essayer de t’emmener sur des sujets plus légers. C’est ce que je fais.
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Grand-maman est-ce que tu regardes la télé ?
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Oui, je suis sur TVA et c’est Messmer. Il hypnotise des vedettes. Je ne ferais pas ça pour tout l’or du monde. Imagine, il te fait faire des choses et les gens rient de toi. En plus, comme j’oublie des choses ces temps-ci j’aurais peur de faire une vraie folle de moi.
On rigole. La tempête commence à passer, un peu.
Je raccroche et j’ai raté le début de l’entrevue de Justin Trudeau mais je m’en fous tellement. Je pense juste à toi puis je me mets à pleurer.
Évidemment je n’attends pas une semaine avant de te rappeler. Je t’appelle le lendemain. La situation est plus stable. Tu n’es plus fâchée. Tu acceptes que tu resteras à la résidence pour la prochaine semaine, le personnel est d’ailleurs venu te demander le menu de la semaine que tu as choisi pour tes repas. Je n’ose pas te dire que tu y resteras plus d’une semaine tellement cette accalmie me rassure. Je savoure ce moment, je respire.
Tu me demandes comment je vais, ce que je fais, une conversation «normale» s’amorce. Je te raconte les cours de chant et de violon que je donne en ligne.
C’est à cause de la pandémie. Toutes mes activités ont cessé le 14 mars dernier. Le dernier concert que j’ai donné c’était le 28 février. La dernière fois que j’ai enseigné en présentiel c’était le 29 février. Puis il y a eu la fameuse semaine de relâche, puis il y a eu la pandémie. Tu admires ma débrouillardise et tu m’encourages dans ces cours en ligne tout en me recommandant de ne pas trop travailler. On raccroche.
Petite parenthèse qui explique notre rencontre suivante. Mon frère s’est trouvé un petit travail en attendant la reprise de ses activités. Il livre des masques. En fait il livre du tissu et des élastiques destinés à confectionner des masques et il les livre à des couturières qui les assemblent.
C’est à cause de la pandémie. La situation est encore critique. Le port du masque est de plus en plus recommandé. Plusieurs compagnies se mettent donc à faire des masques.
Cette semaine, le travail de mon frère le mène à Québec, pas loin de chez toi. Il me propose d’embarquer avec lui. Je ne prends même pas le temps de réfléchir, la réponse c’est «oui». Je triche un peu en brisant mon confinement puisque je passerai la journée à ses côtés mais j’ai une mission humanitaire et ma mission, c’est toi grand-maman.
Nous sommes en route et nous t’appelons pour t’informer à l’avance de notre arrivée. Ce n’est pas une bonne journée. Tu me demandes où sont tes parents. Je suis obligée de te dire qu’ils sont morts et ce depuis longtemps. Tu t’en doutais mais tu trouves ça bien triste. Puis tu me parles de tes maisons. Selon toi avant d’arriver à la résidence tu habitais sur la Côte-Nord. Je te parle plutôt de ta maison sur la 42e à Charlesbourg, à 5 minutes de la résidence, mais tu me dis que ça c’était la maison de tes parents. On nous recommande de ne pas te contredire, de t’amener vers des sujets plus joyeux et c’est ce que je fais encore une fois. Je te parle de notre future visite. Tu me dis : Ah mon dieu! Vous n’avez aucune idée comment ça me fait du bien de savoir que je vais vous voir. On poursuit notre route, les kilomètres parcourus nous rapprochent de toi, ça fait plusieurs mois que je ne t’ai pas vue, je suis fébrile.
C’est à cause de la pandémie. Toutes les visites dans les résidences de personnes âgées ont été interdites. Mais aujourd’hui le règlement s’assouplit. Apparemment que nous aurons le droit de nous voir dans le stationnement à 2 mètres de distance et avec des masques.
Tu as d’ailleurs reçu un papier à cet effet. C’est sur une feuille verte, tout est là. Tu es toute excitée et tu dis que tu vas attendre notre appel avant de descendre et de sortir dehors. Mais ta maladie te rend parfois anxieuse et tu as tellement peur qu’on ne trouve pas l’endroit que tu sors immédiatement et tu nous attends dehors pendant au moins vingt minutes. Lorsque nous arrivons tu es gelée, la rencontre ne dure que cinq minutes mais cinq précieuses minutes qui nous remplissent de bonheur. Je me promets que la prochaine fois je vais t’appeler seulement une fois arrivée.
De retour à Montréal je laisse passer quelques jours puis je te rappelle. Un coup, deux, trois, quatre, puis cinq (grand-maman???), six coups et finalement ton oui allo ? habituel. Tu en as mis du temps à répondre aujourd’hui ! C’est parce que tu es en plein dans un nouveau projet, installer ton calendrier, le calendrier que je t’ai fait et que je t’ai offert à Noël. Tu trouves ça bien drôle de me dire qu’il y a d’ailleurs une jolie jeune fille posée pour le mois de mai. C’est moi, dans ma belle robe rouge, en Colombie, le seul mois où j’ai mis une photo de moi d’ailleurs.
Je songe un instant à la Colombie, ce pays magnifique. Je ne sais bien pas quand est-ce que j’y remettrai les pieds.
C’est à cause de la pandémie bien sûr, inutile de réexpliquer, on connaît la cassette.
Aujourd’hui tu vas bien, tu te rappelles de la pandémie, pas besoin de t’expliquer. Tu me dis que tu as bien dîné mais que tu fais attention de ne pas trop manger pour ne pas avoir mal au ventre. Je te raconte que mon frère a eu mal au ventre le jour où nous sommes allés à Québec car il a trop mangé de poutine (3). Coquine tu me réponds que tu le comprends, parce que c’est dont ben bon de la poutine ! Tu me fais rire.
Tu crois d’ailleurs que le seul endroit où on peut en manger c’est en haut de la côte. Parles-tu de l’endroit où nous étions allés avec ma mère et quelques cousins ? Si oui, c’est drôle car je me rappelle que tu avais surtout chialé (4) pendant toute la sortie. Comme quoi il y a peut-être quelques bons côtés à perdre la mémoire ! Aujourd’hui, tu en gardes un souvenir uniquement positif. Grand-maman, quand tout ça sera terminé on ira s’en acheter une poutine, une ben bonne et grosse poutine, quitte à avoir un peu mal au ventre !
Avant de raccrocher tu me dis quand même que tu vas abandonner ton plan de poser ton calendrier et plutôt attendre que ton fils vienne l’installer pour toi. Sage décision. Même si je ne vois pas le jour où ton fils pourra entrer dans ton appartement, je ne vois pas trop non plus comment tu aurais pu t’y prendre seule. On raccroche.
On est samedi. Je t’appelle car je veux que tu écoutes l’émission «En direct de l’univers». Tu aimes tellement chanter, je sais que ça va te faire du bien. En plus, c’est la fête des mères. C’est une belle raison pour t’appeler !
C’est à cause de la pandémie. «En direct de l’univers» présente cette émission spéciale même si la saison est terminée afin de célébrer la fête des mères avec tout le Québec qui est malheureusement encore confiné. Je sais aussi que je te rappellerai demain car il y aura une autre émission avec de la musique, mais à TVA. Ce genre d’émission, c’est parfait pour toi.
Le téléphone sonne et quand tu réponds tu as une bonne voix mais tu es un peu mêlée. Tu crois que tu es dans l’appartement que ton autre fils a acheté pour toi. Je n’insiste pas trop et je te demande plutôt d’ouvrir ta télévision à Radio-Canada. Rapidement tu vois Michel Louvain. Ouf, l’émission a frappé en plein dans le mille, vendu ! Tu l’écouteras jusqu’à la fin.
Tu me dis :
-
Ah, lui Michel Louvain il est très bon. C’est certain qu’ils vont le faire chanter plusieurs fois durant l’émission !
Tu me remercies de t’avoir parlé de ce programme puis tu supposes que si on s’entend si bien nous deux c’est parce qu’on aime les mêmes choses, la musique et chanter entre autres. Ça me rappelle la fois où tu m’as proposé d’être ta coloc dans ton nouvel appartement à la résidence. Ça me touche beaucoup quand tu parles de «nous» comme si on était les plus grandes complices du monde.
Tout en écoutant l’émission tu ressens le besoin de continuer de me parler, tu me parles de ton mari. Puis tu me dis que tu ne crois pas que tu vas te remarier. De toute façon tu ne peux plus avoir d’enfants. Et oui, c’est vrai, tu viens d’une époque où la raison numéro un d’un mariage c’était de fonder une famille. Mais je suis surtout surprise par ce que tu me dis ensuite. Tu regrettes de ne pas avoir eu d’enfants.
Ça y est, ton monde a basculé à nouveau. Cette fois-ci je te contredis doucement en te disant :
-
Mais grand-maman, si je suis ta petite fille c’est bien parce que tu as eu des enfants ?
-
Oui, oui ! Puis tu me les nommes un par un.
Le problème c’est que tu crois que ce sont tes enfants mais qu’en même temps tu n’es pas leur mère. Puis ça te revient, ton mari, tes six accouchements et tout reprend sa place. Tu es contente d’avoir eu six enfants mais tu me dis que tu aurais aimé être la mère de tous tes petits-enfants aussi.
Tu es mêlée mais au moins tu es de bonne humeur alors je te prends comme tu es à ce moment-là.
Néanmoins, quand je raccroche, j’ai le sentiment de t’abandonner, de t’abandonner au bord d’une falaise au bord de laquelle tu marches, parfois les yeux ouverts, parfois les yeux fermés, parfois d’un pas décidé et parfois d’un pas beaucoup moins stable en perdant l’équilibre. Je trouve ça dur de te laisser seule dans ton monde à toi. Il y a des moments où j’aimerais être ta coloc, je prendrais soin de toi.
C’est fou cette maladie, on dirait que tu n’oublies pas tout égal. Tu te rappelles du nom de tes six enfants mais tu crois qu’ils ne sont pas les tiens en même temps. Tu te doutes bien que tes parents sont morts mais tu dis que leur maison est à quelques coins de rue de ta résidence. Bref, tes récits regorgent de contradictions, contradictions que tu remarques parfois où que tu trouves tout à fait normales à d’autres moments. C’est vraiment particulier.
Cette pandémie je l’haïe. Je l’haïe parce qu’elle nous éloigne de toi à une des périodes de ta vie où tu as le plus besoin de nous. Je l’haïe car elle contribue au développement de ta maladie puisqu’elle t’oblige à rester seule dans ton appartement. D’un autre côté je sais aussi que nous avons quand même de la chance, il n’y a pas de cas de COVID-19 dans ta résidence, tu es bien traitée et tu es encore autonome. La situation aurait pu être bien pire. Tu vas bientôt recommencer à manger à la salle à dîner, on va retourner te rendre visite, la situation évoluera et les mesures s’allégeront une à une.
Un jour tu m’as dit que tu te sentais coincée et que tu as donc pris une bière pour te détendre. Tu m’as demandé si c’était correct. Mais bien sûr grand-maman ! Et je vais même suivre ton exemple et m’en prendre une. Ça va me détendre. C’est à cause de la pandémie, on a tous besoin de se détendre et de savourer des petits plaisirs banals comme déguster une bonne bière froide. Ah non, c’est vrai, toi tu la prends «tablette » (5).
Ma chère grand-maman d’amour,
Merci d’être là, merci de partager tous ces beaux et moins beaux moments avec moi. Merci de me laisser entrer dans ton cœur, dans ton monde.
Ces conversations drôles, joyeuses, parfois cocasses, parfois plus difficiles ou sérieuses ont une place spéciale dans mon cœur.
Elles sont bien gardées dans un jardin de souvenirs où je pourrai me réfugier lorsque tu ne seras plus là. C’est mon jardin, mon jardin de petite-fille, un jardin où tu auras choisi les fleurs que nous y aurons plantées.
Au moment d’écrire ces lignes j’écoute le «Nocturne no 2 en mi bémol majeur de Chopin». Tu adores Chopin. Ma mère, ta fille, joue cette pièce au piano et ça te rend fière lorsque tu l’entends la jouer. Je pense à elle et je pense à mon père. Je ne serai peut-être pas ta coloc grand-maman mais je te promets que je ferai tout pour être la coloc de ma mère et de mon père si en vieillissant ils en éprouvent le besoin. Si ça arrive, je sais que tu seras fière de moi et que tu approuveras mon choix, de là où tu seras.
La dernière fois qu’on s’est parlés au téléphone tu m’as dit que tu essayais de voir tout ça comme une sorte de retraite. Belle sagesse, tu allais bien ce jour-là.
Je te dis donc que ça va bien aller grand-maman, on est là. Tiens le coup, prends soin de ta tête et de ton cœur pour que tu puisses savourer le moment où nous nous serrerons dans nos bras, le moment où je déplierai ton divan-lit pour y passer la nuit, le moment où j’irai dîner à la salle à manger avec toi, le moment où mon frère et moi offriront un spectacle à la résidence. D’ailleurs, j’ai déjà quelques titres sur ma liste des incontournables : Dans notre roulotte, Le p’tit bonheur, La maladie d’amour, La Manic et plus encore…
La roulotte
Si petiote
Où nous vivons, vous et moi
N'est pas riche
On s'en fiche
On est si bien sous son toit
On y goûte
Sur les routes
Des moments délicieux
C'est en somme
Un royaume
Qui n'appartient qu'à nous deux…
1 Terme québécois, un manteau. (Note JPC)
2 Terme québécois, les ordures, les poubelles. (Note JPC)
3 La poutine est un plat très prisé de la cuisine québécoise composé, dans sa forme classique, de trois éléments : des frites, du fromage en grains et de la sauce brune.
4 En Québécois, chialer signifie se plaindre et non pas pleurer comme en français de France, (Note JPC)
5 Sur l’étagère, non réfrigérée. (Note JPC)
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