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UN CAMELOT VOUS PARLE

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Guy Boyer 

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Je suis camelot, je vends le journal de rue l’Itinéraire, dans mon quartier, angle de la Rue Saint-Denis et de la rue Duluth, arrondissement du Plateau Mont-Royal, à Montréal.

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J’ai 69 ans, pas d’enfant. Canadien français, je vis à Montréal, dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal.

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Je suis au premier plan sur la photo avec ma chemise hawaïenne.

Les 11 avril 2020,

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Québécois de nationalité canadienne française. Mon passeport, qui arrive à échéance dans un an, ne comporte qu'un seul tampon, celui de la Grèce où je suis allé en 2016. Dix jours. J'ai toujours vécu dans la province de Québec sauf pour une période de 18 mois, où j'ai vécu et travaillé en Colombie-Britannique, la province la plus à l'ouest du Canada. Mes autres séjours, ailleurs qu'à Montréal, ma ville natale et sans doute de décès, furent de courtes durées, surtout dans le nord du Québec.

 

Je viens d'avoir 69 ans. Les autorités, au temps du corona et du confinement, déconseillent fortement aux septuagénaires de sortir de leur domicile. Pour moi, le confinement arrive à un bon moment. Si j'avais eu 70 ans, je me sentirais vraiment vieux et inutile. Ce n'est pas le cas. Et les autorités, je les emmerde.

 

J'ai toujours été célibataire et mon plus grand regret est de ne jamais avoir eu d'enfants. Mais les regrets, c'est triste et la tristesse n'est pas dans ma nature.

 

Le métier le plus intéressant que j'ai pratiqué au cours de ma vie, pendant une dizaine d'années, fut celui de mécanicien de machines fixes. On pratique ce métier dans tout édifice public comme les hôpitaux, les édifices à bureaux, les grandes manufactures ou les industries lourdes. Partout où la mécanique du bâtiment exige une surveillance, parfois 24 sur 24, 365 jours. On surveille tout ce qui concerne la ventilation, le chauffage et la climatisation et dans l'industrie, tout ce qui est vaisseaux sous pression (1) et la réglementation de ces installations.

 

Je connais très bien ma ville, Montréal et ses environs. J'ai pratiqué le métier de livreur dans les années 2000 en tant que travailleur autonome avec mon propre véhicule.

 

Après un passage à vide, vers 2010, je me suis retrouvé sans le sous et j'ai commencé à m'impliquer dans un organisme communautaire qui publie un magazine de rue appelé L'Itinéraire (2). Je suis donc devenu camelot (3). On retrouve une centaine de ces magazines un peu partout dans 35 pays et 25 langues, souvent dans les grandes villes. On les appelle magazine de rue ou journal de rue parce qu'ils sont vendus sur la rue par des personnes à statut précaire ou à faible revenu. Puisque j'étais retraité, un peu malgré moi, j'ai pensé que ce serait plutôt agréable de sortir quelques heures par jour pour vendre ce magazine, sur la rue et rencontrer des gens. L'Itinéraire existe depuis bientôt 30 ans et est bien connue dans la province de Québec et est aussi bien vue des autorités en tant qu'organisme qui vient en aide aux plus démunis. En effet, en plus du magazine, l'organisme offre certains avantages aux camelots qui font l'effort d'intégration à la société active. L'organisme est presque paralysé pendant cette pandémie et ce confinement mais c’est inhumain pour certains de nos vieux amis. Mais l'organisme a déjà connu d'autres crises par le passé et survivra à celle-ci. On continue à être présent en ligne. Nous renaîtrons tous avec le printemps.

 

J'ai continué à vendre, malgré l'ampleur que prenait l'épidémie au début, en mars dernier. Mais le mauvais temps et le ton alarmiste des autorités ont fait en sorte que j'ai jugé bon de cesser de vendre. D'autant plus que j'ai, moi-même, une peur bleue du corona, ayant déjà goûté à la médecine de cette saleté avec le H1N1 en 2009. J'essaie de rationaliser et de contrôler ma peur.

 

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20 avril 2020

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Sans trop savoir à quoi ressemblera le projet de mon ami Jean-Pierre Coiffey et, à sa demande, je poursuis mon récit pour parler un peu de moi et de ma vie au Québec au temps du Corona.

 

J'ai rencontré Jean-Pierre alors que je vendais L'Itinéraire, le magazine de rue, sur mon point de vente au coin de la rue, près de chez-moi. Un coin assez achalandé. Il est un fidèle lecteur de L'Itinéraire qui est un bimensuel. Un jour, au hasard d'une conversation, nous nous sommes aperçus que l'on avait la même date de naissance et que l'on avait le même âge (3). Un heureux hasard puisque nous sommes devenus amis.

 

L'Itinéraire est vendu $3 sur la rue. Je le paie $1.50. Mes clients et clientes sont souvent des résidents du quartier ou des gens de passage parce que le secteur est aussi touristique. Le quartier, le Plateau Mont-Royal, est un des arrondissements centraux de Montréal, un des plus peuplés. J'ai commencé à vendre L'Itinéraire autour de 2014, je crois, et j'ai déjà été un rédacteur assidu, c'est-à-dire que le magazine existe par et pour les camelots qui sont encouragés et rémunérés pour y publier des articles, reportages, entrevues ou autres. Pour les aider à publier convenablement, ils peuvent compter sur des employés de l'organisme, trois ou quatre professionnels de l'information et de précieux bénévoles. 

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Je suis un des 4 camelots de l’Itinéraire qui, dans le court-métrage Le bonheur social, racontent leur parcours de vie.

 

En 2014, 2015, 2016, j'étais un contributeur assidu à la rédaction de L'Itinéraire. C'est pour cette raison et aussi sans doute parce que j'ai toujours fait preuve d'une sobriété exemplaire, que la direction de l'époque a décidé de me payer un voyage. À chaque année, l'International Network of Streetpapers organise un sommet, une grande conférence ou congrès, dans une ville du monde où il y a un journal de rue. Une partie de l'organisation de ce congrès est confiée à ce journal de rue. En 2016, c'était à Athènes et son magazine Shedia vendu à Athènes et à Thessalonique par environ 150 camelots.

 

De ce que j'en sais, Shedia signifie, en grec, radeau de sauvetage. Tous les journaux de rue ont un nom qui inspire la rue, la pauvreté mais aussi le partage et l'espoir. Je me souviens très bien de cette photo de groupe en 2016. J'étais plutôt nerveux et je fumais une cigarette au moment de la photo. Nerveux parce que j'étais le seul camelot parmi les 120 délégués. Je me suis d'ailleurs aperçu, pendant ce sommet, d'une certaine distance entre le camelot que je suis et les employés et patrons de journaux de rue. Ayant déjà connu une grande pauvreté, j'ai une façon bien personnelle de concevoir la vie. Un peu comme si avec les gens qui ont un parcours plus typique et moi, on vivait sur des planètes différentes. J'étais un peu intimidé par tous ces gens qui gagnent leur vie grâce au labeur des camelots et en même temps, luttent contre la pauvreté. Le meilleur des deux mondes.

Il y a quelque 25 000 camelots dans le monde qui se démènent pour vaincre la pauvreté et la précarité.

 

Mon séjour à Athènes est mémorable parce que je n'ai pas beaucoup voyagé dans ma vie. Mon rêve est de retourner en Europe, peut-être en Grèce ou en Espagne où ailleurs. Quelque part autour de la Méditerranée. Selon les articles de journaux, les Grecs s'en tirent assez bien dans cette pandémie. Tant mieux ! Les Grecs, c'est bien connu, sont particulièrement attachants et chaleureux.

 

Vers 2017, j'ai cessé de publier pour des raisons qui ne sont pas simples à expliquer. Je suis devenu moins dépendant vis à vis de l'organisme puisque à partir de 65 ans, je reçois la pension de vieillesse, versée par le Canada et un supplément qui viennent doubler mes revenus par rapport aux personnes sans travail de moins 65 ans. Mais la pauvreté se fait sentir d'une façon ou d'une autre. Le coût de la vie est le même pour tout le monde.

 

Pour aider les camelots pendant cette pandémie qui les prive de ce revenu d'appoint, l'organisme a organisé une levée de fonds d'urgence avec le résultat que, à date, nous avons reçu deux cartes cadeau de $50 échangeables dans une des grandes chaînes d'épicerie au Québec. En temps normal, dans la grande région de Montréal, l'organisme Moisson Montréal, qui est une grande banque alimentaire centrale, approvisionne L'Itinéraire une fois par semaine et ces denrées variées et de qualité sont redistribuées aux camelots.

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En dehors des soins de santé et l'éducation, il existe une multitude d'organismes dits communautaires au Québec. Ils constituent ce qu'on appelle la société civile et font partie des pivots de l'économie dans son ensemble. On les appelle aussi Organisme à but non lucratif… obnl ou osbl… faites votre choix. Il y en a vraiment pour tous les goûts.

 

Plusieurs de ces organismes s'occupent de logements abordables destinés à une population vulnérable. C'est dans un de ceux-ci que j'habite. En plus de la gestion immobilière, l'organisme Ma Chambre inc offre les services de 3 employés spécialisés pour du soutien communautaire. Ils organisent des activités pour la centaine de locataires répartis dans 4-5 immeubles. Je siège sur le conseil d'administration et je m'occupe de la surveillance de l'immeuble que j'habite. Les locataires que l'on accueille viennent de la rue et arrivent, pour la plupart, avec seulement les vêtements qu'ils ont sur le dos. On offre, au début, une petite chambre meublée. C'est pas le paradis mais c'est mieux que la froidure de la voûte étoilée. Quoique certaines personnes habituées à faire la manche à l'année longue la préfèrent. Nous avons aussi des maisons qui sont divisées en petits appartements un peu plus grands et bien équipés.

 

Un de mes correspondants facebook est un vétéran de la défense des droits sociaux et il dit ceci : ''La période de déconfinement qui pointe à l'horizon sera cruciale pour l'avenir des droits sociaux et des organismes qui les défendent''. En effet, pour affronter la pandémie qui nous frappe, les différentes instances gouvernementales ont débloqué et font pleuvoir des milliards de dollars dans l'économie. Est-ce que cet argent ira aux bons endroits ? Rien de moins sûr.

 

Juste une autre réflexion, une dernière sur cette épidémie et ce confinement qui nous amène à réfléchir à l'absurdité de notre époque. Tout le monde savait ce qui nous pendait au bout du nez. Il existe, dans le monde, grosso modo 25 laboratoires connus de microbiologie qui étudient et manipulent ces dangereux microbes qui se baladent dans la nature. À Winnipeg, Canada, au Laboratoire national de microbiologie du Canada, quelques employés ont attrapé le Corona, des techniciens du labo qui y travaillaient au moment de leur infection. Tu parles de deux pieds dans la même bottine canadienne, bien connue, elle. Et c'est de là que les vaccins qui vont nous protéger sont supposés nous venir.

 

Quant à moi, lorsque je me lève le matin j'ai le sentiment d'être désorienté, sans but précis, me laver, m'habiller et manger et puis, le vide. Ce confinement à quelque chose de très malsain pour l'équilibre mental. Les points de presse quotidien des autorités (4) me rendent malade. Le nombre de mort du Corona au Québec dépasse, à cette date, un millier dont plus de 85% dans les résidences pour aînés. Je refuse, parfois, de rationaliser parce que l'on sait que c'est bien pire ailleurs. Chaque goutte de vie est sans prix.

 

 

J'ai appris le dur labeur et la valeur du travail en Colombie-Britannique où je m'occupais de l'entretien de moteurs gros comme une maison dans une centrale électrique diesel. J'ai observé ce pays du haut d'un glacier dans les rocheuses canadiennes. J'ai appris à tapoter un clavier d'ordinateur et travailler, après ma formation en secrétariat, dans un ministère et son bureau luxueux et feutré au centre-ville de Montréal. Et j'ai parcouru cette ville de long en large, dans les moindres recoins de presque tous ses édifices dans les années 2000 en tant que coursier ou messager motorisé. Et si tout va bien pour moi, je vais finir mes jours, à cent ans, à vendre ce foutu magazine qui a un potentiel insoupçonné.

 

Ce confinement, qui est plutôt partiel quand même, finira bien un jour, et l'économie, qui est avant tout une science sociale, reprendra son cours. L'Homme n'est certainement pas fait pour être confiné, c'est contre nature.

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Le genre masculin est utilisé sans aucune discrimination et dans le seul but d'alléger le texte.

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Guy Boyer  

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Notes : â€‹

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1  Malgré toute la bonne volonté de Guy pour m’expliquer ce que sont ces vaisseaux sous pression, à part que j’ai compris que cela n’avait pas de rapport avec mes artères, je ne suis guère plus avancé. Je vous laisse juge en le citant : sans trop le savoir, nous sommes entourés de ''vaisseaux sous pression''. Ton frigo en est un, pas ce qu'il y a dedans, le compresseur, ton climatiseur en est un, tout moteur de voiture ou autres sont en quelque sorte des ''vaisseaux sous pression''. Dans ces mécaniques, des principes de thermodynamique se mettent en marche et les différentes conditions de pression et de température que l'on y trouve font qu'elles fonctionnent ou non si la mécanique est défectueuse. Ton chauffe-eau est peut-être un bon exemple : si une défectuosité fait que l'eau se met à bouillir, ton réservoir va gonfler et exploser et causer des dégâts. Ton assureur va avoir de tes nouvelles. Mais tout réservoir de ce type est muni d'une soupape de sûreté qui est juste un des dispositifs pour prévenir qu'une telle chose arrive. Les ''vaisseaux sous pression'' sont, en fait, des réservoirs d'énergie, air comprimé, eau de différentes températures sous pression ou non, vapeur, gaz, réfrigérant ou non. La pression au dessus de 15 psi ou 103 kPa est considérée de la haute pression. Et le mécanicien de machines fixes entre en scène ici.

 

2   Le magazine bi-mensuelle L’Itinéraire est un «journal de rue» montréalais, lancé en 1992, qui contribue à la réinsertion sociale de personnes marginalisées, exclues du marché traditionnel du travail, ayant connu l’itinérance, la dépendance ou souffrant de problèmes de santé mentale. 50 % du contenu du magazine est produit par les camelots. Le concept d'autonomisation (empowerment) valorisé par le Groupe communautaire L'Itinéraire permet aux camelots-rédacteurs de bénéficier d'une formation à la rédaction du magazine ainsi que des bénévoles qui accompagnent les participants. Cet accès à l'écriture personnelle ou journalistique vise à leur redonner confiance en leurs possibilités et à les motiver à aller plus loin. Outre la qualité des articles et témoignages, le magasine est d’une grande qualité de réalisation, qui tranche avec beaucoup de journaux de rue que j’ai connus en France très peu gratifiants pour les vendeurs et peu attractifs pour de potentiels acheteurs. Chaque exemplaires est tiré à 25000. Cette entreprise d'économie sociale offre aussi des services tels que l'assistance au logement et le soutien alimentaire. Un suivi psychosocial est également offert. De nombreux projets, activités et programmes permettent de favoriser le développement social et l'autonomie fonctionnelle des participants.(Note de JPC)

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3   On a fêté cela ensemble ! (Note de JPC)

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4   Les points de presse quotidiens sont relayés par Radio-Canada : à 11 heures, celui de Justin Trudeau, premier ministre du Canada, à 13 h celui de Francis Legault, premier ministre du Québec et à 17 h celui de Valérie Plante, mairesse de la ville de Montréal. (Note de JPC)

 

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© Mosaïque - Jean-Pierre Coiffey 2020

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